« Travaillez, prenez de la peine… 

C’est le fonds qui manque le moins. »

Ainsi s’ouvre la fable de La Fontaine. Le fonds désigne ici le capital, à une époque préindustrielle où la subsistance de la majeure partie de la population dépendait de ce qu’elle pouvait tirer de la terre ou, dirions-nous aujourd’hui, du monde vivant. Peut-être même pourrait-on avancer : de ce qu’elle retirait de son partenariat avec le vivant. Pas plus, pas moins.

Pour la plupart des habitants de la planète, les années, bonnes ou mauvaises, l’écosystème habité, et la force de travail déployée déterminaient la vie ou la survie de l’individu et de la communauté.

Capitalocène

Beaucoup d’historiens datent du mouvement des enclosures l’avènement du capitalisme (Angleterre, Inclosures Acts, XVIIème siècle)

Philippe Descola souscrit à cette analyse1 : (ce bouleversement) « a soustrait à l’usage collectif des communautés paysannes des champs et des pâtures pour les réserver à des propriétaires locaux, avec pour conséquence une éviction des travailleurs de la terre devenus des occupants sans titre sur les fonds qu’ils avaient mis en valeur »

Tout à coup, une armée de gens totalement appauvris par les enclosures sont condamnés à vendre leur force de travail pour pouvoir survivre ; une foule de paysans dépossédés, sans logis, sans travail, va devenir une masse laborieuse, précipitée sur le marché du travail.

Ce mouvement de disparition des sociétés agraires organisées de manière plus ou moins autonome en petites unités, autour des activités de subsistance, n’a cessé de s’amplifier et de s’étendre partout dans le monde. Aujourd’hui, le salariat est devenu le modèle qui accompagne la domination capitaliste : « on produit pour produire, parce que telle est l’exigence première du souverain Capital, se transformant sans cesse en davantage de capital. La compulsion productiviste qui en découle est la source même du désastre climatique et écologique -d’où la qualification plus juste de Capitalocène pour caractériser notre époque »2

Le capitalisme, pour asseoir sa domination sur les corps et les consciences et maintenir la dépendance des populations au système productiviste et au statut salarial, a conduit à une véritable « guerre contre la subsistance » (Ivan ILLICH)3.

Les activités concrètes les plus nécessaires à la vie (cultiver, cuisiner, entretenir, prendre soin…) sont dévalorisées, donc précarisées : dans ces secteurs d’activité, ceux des « premiers de corvée », les revenus sont plus bas, les conditions de travail plus dures, la protection sociale plus faible (à cause de l’ubérisation notamment). Et on y retrouve évidemment davantage de travailleuses que de travailleurs et davantage aussi de personnes dites « racisées ».

Et certains, qui ont la chance d’exercer des métiers intéressants et rémunérateurs semblent défendre la dimension émancipatrice du travail alors que, dans les faits, ce qu’ils défendent réellement c’est l’obligation faite à des personnes peu qualifiées d’accomplir des tâches qu’ils ne veulent pas accomplir eux-mêmes. (Aurélien Berlan, 2021)

Ceux-là pourtant sont souvent sursollicités, hyper spécialisés, parfois dans des « bull shit jobs », avec les conséquences que l’on sait sur la santé. D’autres mouvements s’amorcent :

Quiet quitting (ou démission silencieuse)

On dirait qu’un mouvement de fond s’amorce : le quiet « quitting » regroupe des démissionnaires de leur emploi et des salariés encore en poste mais en recherche active d’un emploi plus satisfaisant.

Plus d’un actif sur trois (37 %) serait concerné, selon un sondage IFOP d’octobre 2022. Ce qui est établi, c’est que le nombre de démissions ne cesse de progresser.4

C’est ce jeune médecin urgentiste, déjà épuisé, déjà découragé par l’institution hospitalière, gérée comme une entreprise, qui refuse de voir à quel point de dysfonctionnement elle en est. Il cherche à se reconvertir, peut-être dans le maraîchage…

Ce sont ces étudiants d’Agro Paris Tech qui ont, eux, choisi d’annoncer de manière fracassante leur projet de remise en cause de leur avenir tout tracé dans des emplois qu’ils jugent néfastes.

« Nous nous adressons à celles et ceux qui doutent, à vous qui avez accepté un boulot parce qu’“il faut bien une première expérience” (…) Nous avons douté, et nous doutons parfois encore. Mais nous refusons de servir ce système et nous avons décidé de chercher d’autres voies. »

Même les écoles de commerce perdent de leur « attractivité » : près de la moitié d’entre elles souffrent d’un manque de candidats (Le Monde 17 juillet 2023)

Clémence, elle, a construit son parcours professionnel et de vie autour de bifurcations successives et de la volonté de ne pas déterminer son identité par un métier. Des études en géologie et environnement, suivies d’une expérience dans le secteur social (mais surtout pas l’insertion professionnelle) et, pour le moment, une formation en plomberie et une embauche dans une petite entreprise du bâtiment avec une perspective de projets « chantiers solidaires ».

Dans chacun de ces secteurs d’activité, son engagement pour l’autonomie et l’écologie prend le pas sur la nécessité de gagner sa vie.

Tous ceux-là, qui doutent, qui cherchent, qui ne veulent pas perdre leur vie à la gagner, tracent un chemin possible vers un autre rapport au travail

Ikigai

Ikigai est un concept japonais bien connu, notamment des personnes en reconversion ou qui cherchent à donner un sens à leur carrière professionnelle.

Ikigai, c’est la raison de se lever le matin, la chose qui donne du sens. L’intersection parfaite entre passion, mission, vocation et profession.

Rémi Céret, 26 ans, ingénieur diplômé de l’université de technologie de Troyes : « En étant ici, à la campagne, tu peux imaginer d’autres formes de travail, avoir des identités multiples qui sortent des normes sociales imposées par le salariat »5

Les cantines des luttes s’organisent pour nourrir les mobilisations : « plutôt que d’agir comme de simples prestataires de service, les cantines ont fait le choix de s’organiser collectivement contre le modèle agro-industriel : nourrir un mouvement, c’est aussi le faire subsister. » Il y faut « une grande envie de faire ensemble, beaucoup de détermination et un soupçon d’anticipation »6

La grande envie de faire ensemble est aussi un moteur puissant pour un festival musical organisé depuis plus de 30 ans dans un village cévenol. Aucun salarié, un dixième de la population engagée, et une entrée libre à des concerts de qualité. C’est le travail des bénévoles (montage, restauration, remise en état du site) qui permet de payer la plus grande part des cachets des musiciens.

Pour Clémence, échanger un travail de réparation ou d’installation en plomberie chez un chevrier contre des fromages, c’est un « savoir-faire (qui) devient un espace de partage »

Il s’agit bien de se réapproprier ses conditions d’existence en commençant par réfléchir sur nos besoins pour restaurer collectivement une norme du suffisant, érodée par ce développement destructeur et barbare. C’est ce sur quoi Bruno Latour a commencé à travailler dès les premiers jours du confinement. (Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise, AOC, 30 mars 2020). Il proposait de « faire la liste des activités dont (nous nous sentions) privé·es par la crise actuelle et qui (nous donnaient) la sensation d’une atteinte à (nos) conditions essentielles de subsistance. »

C’est ce à quoi nous invitait également dès 1975 (Ecologie et Liberté) André Gorz. Lui a ensuite franchi une étape supplémentaire sur la question de l’émancipation vis-à-vis du travail, en se prononçant, à partir du milieu des années 1990, pour l’instauration d’un Revenu Universel d’Existence.

« Oui, nous dit Gorz, le travail est important parce qu’il nous permet de produire ce dont nous avons besoin. Oui, la technique est importante, parce qu’elle permet de réaliser cette production avec la moindre dépense de travail. Mais ni l’économique ni le travail ne sont le tout de la vie : remis à leur juste place (modeste), ils joueront le rôle d’un marchepied vers une société cessant d’être « unidimensionnelle » : là est le véritable enrichissement ».7

Pas vraiment, donc, dans le trésor que les enfants du laboureur de La Fontaine espéraient trouver en travaillant et retravaillant leur terre.

[Marie Motto-Ros]

1 On ne dissout pas un soulèvement – 40 voix pour les soulèvements de la terre, Seuil, 2023, p22

2 Idem p 95

3 Idem p 138

4 Le Monde 14 décembre 2022

5 https://www.lemonde.fr/campus/article/2022/06/18/dans-l-orne-des-jeunes-diplomes-deserteurs-reinventent-la-vie-a-la-campagne_6130916_4401467.html

6 On ne dissout pas un soulèvement – 40 voix pour les soulèvements de la terre, Seuil, 2023, p 39

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