Une petite histoire de tunnels

La mobilisation en Maurienne contre le projet de tunnel ferroviaire Lyon Turin, les 17 et 18 juin derniers, s’est tenue avec 5000 participants : le samedi, une manifestation réprimée, et pourtant hors périmètre d’interdiction du Préfet (à 50 km du lieu initialement prévu, près des travaux actuels). Le camp des manifestants était accueilli sur un terrain communal, l’une des deux seules mairies de la vallée soutenant l’opposition au projet de tunnel.

Le lendemain plusieurs interventions, échanges nous ont renforcés dans nos convictions.

En particulier, François Jarrige, historien, nous a raconté l’histoire des tunnels, ces infrastructures du capitalisme.

A partir de 1820, le développement du capitalisme imposait d’intensifier les échanges de marchandises. Il faut alors accélérer les modes de communication : pour cela, on met en place un vaste réseau de chemin de fer. Il y a alors nécessité de creuser des tunnels pour franchir les montagnes.

C’est ainsi qu’en 1842, l’État décide de prendre en charge la construction des tunnels et de les financer : c’était à l’époque des tunnels de 4 à 5 km, creusés à la main. Pour permettre le développement économique et plus de rapidité, il a fallu détourner des cours d’eau, expulser des paysans, embaucher en masse sur des chantiers mortifères… Mais l’histoire, écrite par des ingénieurs, a masqué tout cela : les luttes paysannes contre les expulsions ont été invisibilisées.

Dans la 2ème moitié du 19ème siècle, les tunnels sont devenus un véritable symbole du génie humain : cette idéologie naissante encourage à poursuivre leur construction. C’est ainsi que le 1er grand tunnel, celui du Fréjus a été construit ente 1865 et 1871 pour joindre la France à l’Italie.

Jusqu’en 1914 plusieurs autres grands tunnels sont créés, nous sommes en plein euphorie productiviste qui accompagne l’intensification du commerce. Ainsi s’affirme la puissance politique.

Cependant, deux projets de tunnels, sous la Manche et sous Gibraltar, sont abandonnés car jugés « pas raisonnables ».

Entre les deux guerres, plusieurs projets de tunnels ferroviaires sont également abandonnés car c’est l’époque du développement de l’automobile et des routes, et dorénavant ce sont des tunnels routiers qui sont creusés de toute part.

A partir de 1970, c’est l’explosion du développement économique, de la modernisation des infrastructures et la relance des grands projets : le tunnel sous la Manche et le Lyon-Turin sont à l’ordre du jour. La mondialisation promet une croissance infinie des flux de marchandises, c’est un changement d’échelle. Ces projets peuvent atteindre jusqu’à 50 km.

Le projet Lyon-Turin est celui d’un TGV, ce qui nécessite un parcours plat, avec une prévision de doubler le trafic et les quantités de marchandises. Le lancement du projet de tunnel se fait en 1993-1994 et inaugure ainsi le développement de l’économie européenne entre nouvelles mégapoles.

Aujourd’hui, 20 ans après le lancement du projet, la situation climatique a bien évolué : l’argument de la société TELT, qui porte le projet, est désormais que le fret devienne une substitution durable à la route.

En réalité, il faut savoir que le fret, sous le tunnel existant, reliant déjà la Maurienne au Val d’Aoste, a chuté de 10 à 3,3 millions de tonnes. La ligne actuelle est sous utilisée : 128 trains par jour en 1998, 26 trains en 2016

Or la construction de ce tunnel entraînera :

> l’artificialisation de 1500 ha de zones agricoles et naturelles,

> le drainage chaque année de 100 millions de m³ d’eau souterraine: le tunnel croise des nappes phréatiques et les siphonne, faisant couler l’eau dans les galeries latérales creusées à cet effet. Ainsi, tout ce qui est au dessus du tracé, montagnes et communes, sont asséchées.

> un coût de 30 milliards minimum (l’équivalent de la construction de 1000 lycées, ou de 400 hôpitaux, ou de la réouverture de 10 000 km de petites lignes ferroviaires).

> une véritable catastrophe climatique : un rapport de 2020 de la Cour des comptes européenne estime un bilan carbone désastreux : les travaux de ce tunnel nécessiteront plus de 45 ans pour récupérer le coût carbone.

Et cerise sur le gâteau, le Conseil d’Orientation des Infrastructures, organe étatique, recommande, dans ses rapports de 2018 et 2023, l’usage de la ligne existante. En effet, la totalité des marchandises transportées entre France et Italie stagne actuellement.

De plus, 3 jours après la mobilisation des 17-18 juin, la Commission intergouvernementale France Italie pour le Lyon-Turin a annoncé qu’elle proposait de renforcer la ligne existante pour mieux l’exploiter, solution apparemment plus sage que de construire une foultitude de tunnels supplémentaires (Belledonne, Chartreuse, Glandon, …).

Seul 10 % de ce tunnel ont été creusés actuellement, principalement des galeries de reconnaissance, il est encore temps qu’une décision responsable soit prise pour l’abandon de ce projet. Si rien ne le stoppe, ce seront 15 à 20 années de travaux et une mutilation irréversible du territoire.

Espérons que l’avis de la commission intergouvernementale France-Italie sera suivie d’une décision des deux gouvernements, sachant toutefois qu’ils auront d’importantes pénalités à payer, vu les contrats signés avec les sociétés qui ont pris en main les travaux. Un rapport de force est essentiel à maintenir.

[J et P]

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