Premier prix, dernier prix

28 octobre, Anduze. Lors d’une journée consacrée à l’autonomie alimentaire locale, une discussion s’engage sur la manière dont les producteurs locaux fixent leurs prix de vente.

Le représentant d’une coopérative de vente de produits bio rapporte que beaucoup se déterminent par rapport à ce qui est pratiqué par la plate-forme d’approvisionnement du réseau.

Une éleveuse de bovins se demande « Comment fixer le prix de l’entrecôte pour dégager un salaire en tenant compte de toutes les charges »

D’autres producteurs, en AMAP, confirment construire leurs prix de vente autour de ceux pratiqués dans les circuits de distribution : très peu au-dessus ou très peu au-dessous, en tenant compte des coûts de production et des aléas climatiques en maraîchage, ou sanitaires en élevage. Ils citent la question du revenu en dernier lieu et ne la corrèlent pas au temps de travail mais au bénéfice d’un travail indépendant, auquel ils donnent du sens. Nourrir les gens, les rencontrer et recevoir leurs retours sur la production, être maître de son temps et de ses choix a davantage de valeur pour eux.

Il n’en reste pas moins que les prix agricoles devraient avant tout être déterminés de façon à procurer aux paysan.nes un revenu décent. Au minimum.

Il n’en est rien : près de 20 % des agriculteurs français n’ont pas pu se verser un revenu en 2017 (Le Monde, 8 novembre 2019). Malgré les efforts du syndicat majoritaire et du gouvernement pour la tourner vers un excès normatif, la récente colère des agriculteurs a montré combien cette question est prégnante.

Même en circuit court, il est difficile de s’affranchir du marché, lequel est organisé autour de paramètres dont le revenu des producteurs est bien le moindre.

Un marché resté essentiellement national, voire local pour la plupart des productions, jusqu’au milieu du XXe siècle. Avec la fin de la 2e guerre mondiale, l’Europe est en situation de déficit alimentaire, le plan Marshall, en inondant les campagnes de machines agricoles, initie la transformation de l’agriculture. Dès les années 60, des politiques nationales puis européennes contribuent à l’émergence d’un modèle productiviste dans lequel « une part de plus en plus importante de la richesse créée (la valeur ajoutée) et des aides directes est captée par le capital investi, au détriment du revenu prélevé par le paysan. D’où la course à l’agrandissement (« Je gagne moins à l’unité produite, mais je me rattrape sur la quantité») et à la constitution d’un patrimoine qu’on espère réaliser à la retraite («Vivre pauvre avec l’espoir de vieillir riche»). »i

Dans les dernières années du XXe siècle, la mondialisation néolibérale accentue la concurrence et l’interdépendance mortifère du « produire plus » résumés par une récente étude du think tank Solagro (citée par Le Monde 23/04/22): la France exporte 12,7 millions d’hectares de production agricole et en importe 10 millions (hors produits forestiers). Dans les deux sens, c’est au détriment des agricultures vivrières et des écosystèmes.

La doxa libre-échangiste qui aveugle les élites européennes renforce cette aberration au fil des accords de libre-échange internationaux signés hors de tout processus démocratique et en contradiction flagrante avec les déclarations de nos dirigeants. Dernier en date, l’accord entre l’Union européenne et la Nouvelle-Zélande va augmenter l’importation de produits agricoles venant de l’autre bout de la planète : viandes ovine et bovine, lait, fromage, beurre, pommes, kiwis et tant d’autres vont traverser les océans et parcourir plus de 20 000 km alors qu’ils sont également produits sur le sol européen.

Enfin, dernier avatar, une part des prix agricoles a été connectée au prix de l’énergie : « Les produits agricoles peuvent aussi devenir des substituts à l’énergie fossile, soit en fabriquant du carburant, soit par méthanisation, en valorisant les gaz issus de la fermentation, notamment du maïs. Ces cultures dites énergétiques ont pris une très grande importance dans certains pays : aux États-Unis, 40 % du maïs produits sont consacrés aux productions de bioéthanol ; en Allemagne, 650 000 hectares sont consacrés au maïs de la filière méthanisation ! »ii

On l’a vu avec la guerre en Ukraine, les aléas climatiques, même s’ils pèsent de plus en plus avec le dérèglement, ne sont plus les seuls à influer sur les prix et, surtout, les produits agricoles sont désormais l’objet d’une spéculation non maîtrisée qui peut avoir un impact négatif non seulement sur l’économie agricole mais aussi sur la sécurité alimentaire, à l’échelle nationale et internationale.

Finalement, le prix payé au producteur n’a pas grand-chose à voir avec le travail qu’il a réellement nécessité, comme le prix du billet de train n’a plus aucun rapport avec la distance parcourue ou le travail du cheminot.

Et le prix payé par le consommateur, surtout hors circuits courts, ne reflète pas non plus le véritable coût des produits achetés : « Le prix d’un produit ne dit pas tout du coût de notre alimentation… Il ne dit rien de l’argent public engagé dans notre système agricole et alimentaire : aides directes, défiscalisation, aides d’urgence, dépollution, maladies professionnelles, santé des consommateurs ou encore financement de l’aide alimentaire… » iii

Prix, coût, valeur ?

Comment retrouver le lien entre la valeur et le prix ? Comment évaluer la quantité de travail et l’investissement nécessaires pour produire une salade ?

Des outils existent pour analyser les coûts de production et en déduire un prix de vente cohérent… avec le marché.

On peut, aussi, partir tout simplement du revenu nécessaire à chaque paysan·ne :

En Haute Savoie, au GAEC de la Pensée Sauvage, une ferme maraîchère 100% en AMAP, on fonctionne en partage de récolte : aujourd’hui on ne parle plus de ‘prix du panier’ ou des légumes mais de ‘part de récolte’. Les trois associés ont eu une importante réflexion sur leur temps de travail, le montant de leur rémunération et l’ensemble des besoins de la ferme. (…)S’ils trouvaient avec l’AMAP 100 personnes prêtes à s’engager à acheter une part à 1000€/an (ou 50 personnes à 1 part et 100 personnes en contrat sur des demi-parts), le GAEC pouvait alors rémunérer le travail à la hauteur de ce qu’ils avaient envisagé ! Ce système de partage de récolte a fait ses preuves ici. S’émanciper des prix du marché et s’assurer une rémunération juste du travail, c’est possible !iv

Mais le revenu correct du producteur se heurte très vite à celui du consommateur et conduit à des inégalités d’accès à une alimentation de qualité et rémunératrice pour celles et ceux qui la produisent.

Alternatives

La Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) : le projet a pour objectif de sortir du modèle de l’agro-industrie pour réaliser l’accès à une alimentation de qualité pour toutes et tous. Il repose sur une allocation universelle pour les consommateurs et un conventionnement des acteurs et des produits hors des enseignes de l’agro-industrie.

Sa mise en œuvre (très hypothétique puisqu’elle nécessiterait un rapport de force politique bien loin d’être effectif aujourd’hui) aurait-elle un effet sur le revenu des paysan.nes conventionnés ?

En subventionnant en réalité des échanges commerciaux classiques, en ne supprimant pas les logiques concurrentielles, ni la prééminence du marché, rien n’est moins sûr…

Et selon Pierre Khalfa, membre du Conseil scientifique d’Attac : « Il est (…) illusoire de croire que l’on peut transformer en profondeur le modèle agricole, à partir d’un changement très partiel de la consommation domestique, ce d’autant plus qu’une partie de cette dernière vient elle-même de l’étranger. »

Pour le CIVAM, plus de valeur ajoutée (valorisation de la production par la reconnaissance de signes de qualité (produits bio, labels, AOC, IGP, produits fermiers…), et l’adoption de systèmes de production plus autonomes, plus économes et plus respectueux du milieu naturel permettent efficacement d’améliorer le revenu prélevé.

Au bout du bout, la « main invisible du marché » étant de plus en plus apparente, et le système capitaliste qui la manipule de plus en plus violent, il devient manifeste que les luttes ancrées dans les territoires, comme les pratiques et les expérimentations de modes de vie irriguées par les valeurs communes de justice, de solidarité, de partage sont à même de bousculer les infrastructures dites productives et la doxa économique qui les légitime.

L’autre monde est en gestation, reste à mettre en récit son histoire à venir car, comme le dit Alain Supiot, « ce n’est ni en défaisant l’Etat social ni en s’efforçant de le restaurer comme un monument historique que l’on trouvera une issue à la crise sociale et écologique. C’est en repensant son architecture à la lumière du monde tel qu’il est et tel que nous voudrions qu’il soit » (Le travail n’est pas une marchandise, Collège de France, 2019).

[Marie Motto-Ros]

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