France Travail (et tais-toi!)

La loi pour le plein-emploi a été adoptée définitivement par l’Assemblée nationale le 14 novembre 2023. Au prétexte de vouloir abaisser le taux de chômage à 5 % de la population active, c’est en réalité une véritable attaque du gouvernement contre les plus précaires qui est menée.

Cette réforme est tout autant dangereuse qu’inefficace. En soumettant les bénéficiaires des minimas sociaux à l’obligation de fournir un minimum de quinze heures d’activités hebdomadaires obligatoires en contrepartie du maintien de leur allocation, de nombreuses personnes risquent tout bonnement de se retrouver exclues de ce système de protection sociale et de basculer dans des conditions de grande pauvreté. Un rapport de la Cour des Comptes de 2022 montre pourtant bien que le RSA demeure un rempart efficace contre la pauvreté, alors qu’aucune étude ne vient démontrer que l’augmentation des sanctions contribue à une meilleure insertion professionnelle des allocataires. En effet, si leur nombre tend à baisser suite à des mesures contraignantes ou des durcissements des conditions de versement, les chercheurs spécialisés sur la question estiment plutôt que les contrôles tendent à renforcer le taux de non-recours aux droits plutôt qu’à un retour à l’emploi1. Plus d’un tiers des foyers éligibles au RSA ne perçoivent actuellement pas cette aide alors qu’elles pourraient en bénéficier. Les causes sont multiples : manque d’information, démarches administratives fastidieuses et complexes, refus de dépendre d’une aide sociale, etc. L’application de la loi pour le plein emploi laisse craindre une augmentation du nombre de personnes sans ressources et donc une plus forte exclusion sociale d’un public déjà très précarisé.

Ce renforcement des contraintes pesant sur les plus pauvres se comprend dans le prolongement de l’abandon des mesures de solidarité nationale au profit de la lutte contre un « assistanat » fantasmé. Selon Denis Colombi, sociologue, ce type de mesures « suppose que des personnes ne veulent pas travailler et qu’il faut les y obliger à tout prix. Il n’y a aucune source sérieuse, aucune mesure, aucun rapport parlementaire ou travail de sciences sociales qui indique que c’est ça le problème. Généralement, si les personnes sont en difficultés, c’est parce qu’il n’y a pas assez d’emplois, qu’elles n’ont pas de diplôme ou des diplômes et des formations qui ne correspondent pas aux emplois ouverts, ou qu’elles sont dans des situations de précarité telles que rechercher un emploi n’est pas possible. Cela peut être lié à des formes de handicap, reconnu ou non, à des situations familiales particulières… »2 En effet, toutes les études effectuées à propos des pressions exercées auprès des bénéficiaires de minimas sociaux montrent qu’elles n’augmentent pas leur motivation. C’est aussi ce qu’Esther Duflo, prix Nobel d’économie, soulignait récemment : « Universellement, ce qu’on trouve dans tous les contextes, c’est qu’on peut avoir des systèmes de protection sociale très généreux, inconditionnels, et ça ne décourage pas les gens de travailler […], on ne démontre absolument aucun effet de la générosité du système de protection sociale sur l’offre de travail. »3

Si ce type de lois coercitives sont pourtant promulguées, c’est qu’elles sont élaborées dans un contexte idéologique marqué. La loi pour le plein-emploi portée par le gouvernement Macron s’inscrit sans surprise dans le sillon néolibéral des programmes dits de « workfare » – contraction du terme anglo-saxon « work » (travailler) et « welfare » (prestation sociale), instaurés dans les années 80 aux États-Unis par Ronald Reagan et au Royaume-Uni par Margaret Thatcher, avant d’être étendus à d’autres pays (Allemagne, Amérique du Sud, Australie, Israël…)4. Le concept relève d’une remise en cause plus ou moins frontale de l’État social qui oblige les bénéficiaires des aides sociales à devoir travailler « bénévolement » pour percevoir leur allocation. Les objectifs visent à restreindre le nombre d’allocataires de l’aide sociale ou au mieux à conditionner l’accès à celle‐ci à un travail dévalorisé, mais participent également une dégradation des conditions de travail du salariat dans les secteurs privés et publics. Qui d’autres que le patronat ou les gouvernements cherchant à réduire la masse salariale de leurs agents publics pourraient se réjouir d’obtenir une main d’œuvre non-rémunérée contrainte d’accepter des emplois sous n’importe quelles conditions ?

Pour faire passer la pilule, ces réformes s’accompagnent toujours d’une rhétorique qui fait porter aux allocataires la responsabilité de leur situation, insiste sur les devoirs et les obligations sociales. De surcroît, l’accent est mis sur la nécessité de faire des économies budgétaires et le coût jugé prohibitif des aides sociales, mais aussi celui de la fraude5. Ce discours fait porter le problème sur l’individu, non sur le système et les entreprises qui définissent pourtant les lois du marché et les conditions de l’employabilité. Ainsi, que le nombre d’offres de travail non-pourvues (pour l’essentiel en raison de salaires, horaires et conditions de travail très dégradées) soit dix fois inférieur au nombre de chômeurs-euses ne semble pas une limite concrète au plein emploi… Que des années de politiques économiques mêlant flexibilisation du travail, ouverture des marchés à la concurrence internationale et délocalisations, ou casse des services publics non plus… Plus largement, cette stigmatisation de l’« assistanat », et la valorisation du travail rémunéré qui en découle, invisibilise tout le travail de soin, d’éducation, de solidarité ou tout simplement de subsistance qu’accomplissent, en réalité, au quotidien, les personnes sans emploi. Alors que le mal-être et les souffrances au travail sont de plus en plus décriées, que de nombreuses personnes se disent prêtes à « déserter » faute de sens à donner à l’emploi qu’ils exercent, ne serait-ce pas temps d’imaginer une transformation globale de notre système de protection sociale sur un autre pilier que le travail-emploi ? Une transformation qui remettrait en cause les inégalités et valoriserait les activités en fonction de leur utilité sociale plutôt que selon leur rentabilité ?

[Fred]

1« Le conditionnement du versement du RSA risque-t-il d’accroître le non-recours à cette aide sociale ? » – Le Monde, 10 oct. 2023

2« Conditionner le versement du RSA : le gouvernement prend les choses à l’envers » ATD-Quart Monde, 17 jan. 2023

3 Cité dans : « RSA : E Macron déclare la guerre aux pauvres » Blast, nov. 2023

4 « Réforme du RSA : et si on parlait travail ? » Alternatives Économiques, 4 oct. 2023

5 Par comparaison, un milliard d’euros de fraude aux prestations sociales est détecté selon la CNAF, contre 14,6 milliards de fraude fiscale selon le Fisc.

This entry was posted in General. Bookmark the permalink.