De quoi l’abaya est-elle le nom ?

Depuis plusieurs semaines, politiques et médias nous inondent d’assertions à propos de l’abaya qui ne serait en définitive rien d’autre que l’expression d’un islam radical. Jusqu’au président Macron qui s’est fendu d’une déclaration hallucinante le 4 septembre dans laquelle il évoque l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020 pour expliquer le contexte de la décision du gouvernement d’interdire le port de l’abaya : « Nous vivons dans notre société avec une minorité de gens qui, détournant une religion, viennent défier la République et la laïcité. Et pardon mais ça a parfois donné le pire. On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas eu l’attaque terroriste et l’assassinat de Samuel Paty dans notre pays »1.

Ainsi tout est dit. Plus besoin de scruter les intentions des jeunes femmes qui se rendent dans leurs collèges et lycées et soupçonner une volonté subversive de prosélytisme. Il est également vain de prétendre les défendre en invoquant la pudeur ou l’esthétique. Quelles que soient les motivations de ces femmes il faut replacer cette injonction à se dévêtir dans un cadre plus large et un temps plus long.

Il faut d’abord revenir 20 ans en arrière et rappeler qu’en 2004 au nom de la laïcité le voile a été interdit aux élèves musulmanes dans les lycées et collèges. La laïcité, conçue en 1905 comme séparation des cultes de l’Etat et garante de l’expression des convictions religieuses dans l’espace public, devient par un tour de passe-passe un instrument de combat directement dirigé contre les musulmans. Depuis, les interdictions pleuvent : le bandana, le burkini, la burqa, et dorénavant les vêtements amples désignés sous le nom générique d’abaya. Les mères voilées ne peuvent plus accompagner les sorties scolaires de leurs enfants et dernière innovation, les sportives françaises voilées sont interdites de compétitions.

Cette obsession de dévoilement n’est pas qu’une lubie zemmourienne2 mais est une constante coloniale. Les musulmanes ont toujours intrigué les Européens, en particulier en Algérie : À la fois soumises à la brutalité des hommes elles seraient sournoises et dominantes. Derrière la dépréciation des mœurs algériennes s’érigeait une volonté de destruction sociale et culturelle de la société en s’attaquant à celles qui étaient considérées comme les garantes de sa cohésion. Comme Frantz Fanon le précise, l’administration coloniale peut alors définir une doctrine politique précise : « Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où l’homme les cache »3. Le pouvoir colonial décidait qu’il était nécessaire d’« éduquer » les femmes, processus qui passait forcément par le dévoilement.

Les décennies de « mission civilisatrice » n’ont toutefois pas porté les résultats escomptés de sorte qu’une fois la guerre de libération nationale déclenchée, une dernière opération a été tentée par les militaires français dont la stratégie était de miner la dynamique insurrectionnelle par l’émancipation des femmes. Il fallait éradiquer le terrorisme du FLN porté par les hommes. C’est le 5e bureau de l’état-major de l’armée française qui mène cette bataille en appuyant sur la formation des femmes mais également en fondant des clubs féminins ou organisant des projections de films. Dans ce cadre, les généraux Jacques Massu et Raoul Salan (futur chef de l’OAS) se feront les artisans d’un spectacle particulièrement humiliant de dévoilement public auquel procéderont leurs épouses le 18 mai 19584. Cette caricature de « libération » de femmes comme celle de leur prétendu ralliement à « l’Algérie française » ne pouvait que renforcer la révolte du colonisé contre l’occupant.

Aujourd’hui, une continuité dans la perception des musulmans est plus qu’évidente : Les hommes en particulier dits « arabes » ou « noirs », continuent d’être considérés comme violents et dangereux, potentiellement terroristes (comme l’était les résistants décoloniaux) soumettant les femmes à leur diktat (le voile). Ils sont majoritairement localisés dans des quartiers populaires, véritables ghettos, déclarés zones de guerre par l’État et son bras armé, la police. Contrairement aux hommes, les femmes, elles, peuvent échapper à cet engrenage mais à condition de se laisser « libérer » par le dévoilement et le dévêtissement.

Cette nouvelle offensive contre un vêtement est bien sur destinée à tenter de récupérer les voix d’extrême droite en entretenant un abcès de fixation identitaire qui permet, en monopolisant le débat public, de masquer la dégradation des conditions de vie d’un nombre croissant de français. Mais il s’agit d’une démarche périlleuse qui entretient une paranoïa xénophobe croissante, matraquée par la quasi-totalité des principaux médias et accroît le poids des extrémismes. Cette posture de repli sur une identité nationale fantasmée, aux évidentes implications ségrégationnistes, indique la prévalence intacte – jusque dans des milieux dits de gauche – d’une idéologie révolue. La compulsion à légiférer sur des normes vestimentaires masque mal le glissement autoritariste d’un État plus que jamais englué dans sa culture coloniale. [Tissa]

3 Frantz Fanon, l’Algérie se dévoile dans l’an V de la révolution algérienne, François Maspéro, 1959. https://acta.zone/frantz-fanon-lalgerie-se-devoile/

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