La transition énergétique n’aura pas lieu

Alors que les émissions mondiales de CO2 ont atteint un nouveau record en 20231, la transition énergétique est communément présentée dans le débat public comme la solution au défit climatique en cours. Aussi bien employée par les décideurs politiques, promoteurs industriels, experts scientifiques ou même militants écologistes, cette notion n’est pourtant que rarement questionnée. Dans son récent ouvrage intitulé « Sans transition, une histoire nouvelle de l’énergie »2, l’historien Jean-Baptiste Fressoz nous montre comment celle-ci s’est imposée à partir des années 1970 pour devenir « l’idéologie du capital au XXIe siècle ».

Une transition introuvable

Fressoz revient en premier lieu sur le récit phasiste de l’histoire énergétique sur lequel se base la transition, à savoir que se seraient succédées par le passé plusieurs transitions, celle du bois au charbon, puis celle du charbon au pétrole. Il faudrait maintenant, pour faire face au réchauffement, en accomplir une troisième vers le nucléaire et les énergies renouvelables. Hors, un simple regard sur les quantités de matières consommées depuis le début de l’ère industrielle nous montre que l’introduction de nouvelles énergies n’a jamais mis au rebut les précédentes. Chaque année, environ deux milliards de m³ de bois sont abattus afin d’être directement consumés, soit trois fois plus qu’un siècle plus tôt3. Le bois fournit deux fois plus d’énergie que le nucléaire, deux fois plus que l’hydroélectricité, deux fois plus que le solaire et l’éolien réunis (en 2019). Le charbon quant à lui, pourrait à bien des égards être considéré comme une énergie nouvelle : la plus forte croissance de son histoire a eu lieu entre 1980 et 2010 (+300%), et sa consommation continue de croître chaque année.

L’auteur nous interpelle ainsi : « Après deux siècles de « transitions énergétiques », l’humanité n’a jamais autant brûlé de pétrole, de gaz, de charbon et même autant de bois. ». La persistance de ce récit communément accepté est pourtant problématique, il explique la facilité par laquelle, avec le réchauffement climatique, la « notion de transition énergétique s’est imposée comme une évidence, comme une notion solide et rassurante ». Car en suivant la logique, puisqu’il y aurait déjà eu par le passé plusieurs transitions effectuées, il suffirait d’en entamer une nouvelle pour résoudre la question du climat. Et celle-ci reposerait naturellement sur la technologie et l’innovation.

Mais Fressoz ne se contente pas de montrer que les énergies se sont empilées les unes sur les autres au cours des XIXe et XXe siècles – fait en soi assez évident. L’un des intérêts majeurs de sa thèse est qu’il nous dévoile les relations symbiotiques entre matières et énergies jusque lors peu analysées. Plutôt que de considérer les énergies comme des entités séparées et en compétition, il s’intéresse à leurs intrications et leurs interdépendances. Le bois par exemple, était une ressource indispensable pour l’extraction du charbon, ne serait-ce que pour les besoins en étais pour soutenir les galeries de mines : il fallait à peu près une tonne d’étais pour sortir 20 tonnes de charbon au début du XXe siècle. L’Angleterre utilise plus de bois en 1900 pour étayer ses mines de charbon qu’elle n’en brûlait un siècle plus tôt…, et elle brûle aussi quatre fois plus de bois aujourd’hui qu’en 1800 et ce dans une seule centrale thermique pour produire de l’électricité.

Dans le même ordre d’idées, l’extraction du pétrole est rendue possible grâce à des machines en acier, il est transporté par des bateaux, des wagons-citernes ou des pipelines en acier, il est raffiné dans des usines en acier et fini brûlé par des engins en acier. Et pour l’essentiel, l’acier est produit avec du charbon. L’exploitation forestière à quant à elle pu prendre son envol au milieu du XXe siècle grâce l’usage du pétrole : de par la mécanisation des machines de coupe (tronçonneuses, porteuses à bras hydraulique, abatteuses forestières) – des études récentes font état d’une consommation de 2 à 3 litres de diesel par m³ de bois extrait, mais aussi par la construction de routes pour rendre exploitables des centaines de millions d’hectares de forêt (la forêt amazonienne compte trois millions et demi de kilomètres de routes…), où encore les centaines de millions de tonnes d’engrais azotés déversés pour augmenter la productivité des exploitations sylvicoles.

Un futur décarboné ?

A travers l’analyse détaillée de l’histoire matérielle des énergies qu’il nous propose, Fressoz n’entend pas démontrer que si aucune transition énergétique n’a eu lieu par le passé, il serait de ce fait impossible d’en réaliser une dans le futur, ou qu’il serait illusoire de croire en une quelconque utopie verte où un futur décarboné. Il nous montre que « le concept de la transition nous empêche de penser convenablement le défi climatique, et que l’on ne peut plus se satisfaire des analogies trompeuses entre les pseudo-transitions du passé et celle qu’il faudrait de nos jours accomplir. » Car en effet, « l’impératif climatique ne commande pas une nouvelle transition énergétique, mais oblige à opérer volontairement une énorme autoamputation énergétique : se défaire en quatre décennies de la part de l’énergie mondiale – plus des trois quarts – issues des fossiles. »

Pourtant, les options envisagées parmi la multitude de scénarios et de modélisations élaborés par les experts scientifiques ne laissent pas espérer une diminution significative de nos niveaux de consommations énergétiques, ni même le début d’une réflexion allant dans ce sens. Au contraire, pour faire rentrer une économie mondiale en pleine croissance sous la barre des 2 °C, ceux-ci sont obligés de recourir à des moyens extraordinaires, à savoir d’énormes quantités d’« émissions négatives ». C’est ainsi que l’on peut trouver dans les derniers rapports du GIEC un recours massif à des techniques innovantes comme la bioénergie combinée avec la capture et le stockage du CO2 (BECCS). L’idée revient à brûler dans des centrales à biomasse des arbres à croissance rapide puis à capturer le CO2 à la sortie des cheminées et à l’enfouir dans le sol. Il faudrait que cette industrie, encore inexistante, pompe dans l’atmosphère et enfouisse dans le sol jusqu’à 900 Gt de CO2 d’ici à 2100, ce qui correspondrait à une surface de plantation supérieure à deux fois celle de l’Inde, ou à celle de la production mondiale de bois… D’autres options s’appuient sur des technologies complexes telles que la fusion nucléaire qui deviendrait commercialisable à partir de 2050, la géo-ingénierie agissant sur l’albédo terrestre, ou encore le stockage du CO2 dans des « lacs » artificiels au fond des océans… Ces technologies censées conduire au « Net Zero Carbone » trouvent un écho au plus haut plan dans les instances décisionnelles, sans pour autant que leur plausibilité et leur faisabilité, notamment économique, ne soient réellement étudiées.

Un autre pilier de la transition énergétique repose sur le développement des éoliennes et des panneaux solaires actuellement en fort essor du fait de la hausse de leur compétitivité. Sur ce point, Fressoz considère que même si celui-ci est nécessaire, et que par ailleurs ces technologies sont remarquables pour produire de l’électricité, il serait déraisonnable d’attendre des renouvelables plus qu’elles ne peuvent offrir. En effet, la production électrique ne représente que 40 % des émissions, et 40 % de cette électricité est déjà décarbonée grâce aux renouvelables et au nucléaire. Plusieurs dizaines de pays sont déjà parvenus à sortir leur électricité de la production fossile sans que cela ne provoque une baisse drastique de leurs émissions. Si l’électricité issue des renouvelables continue d’alimenter le même monde reposant sur le carbone, l’effet sur le réchauffement ne sera que ralenti. D’autre part, décarboner la production électrique n’est que la première étape, la plus « aisée », de la transition : « Sans même parler de l’aviation ou du transport maritime, la production de matériaux clés, comme l’acier, le ciment, et dans une moindre mesure le plastique et les engrais dont dépendent les infrastructures, les machines, la logistique et l’agriculture contemporaines, reste très difficile à décarboner. » Et pris dans leur ensemble, la production de ces matériaux représente plus du quart des émissions mondiales et suffit à elle seule à rendre hors de portée l’objectif de l’accord de Paris.

Idéologie du capital

La transition énergétique minimise radicalement les transformations qu’il faut accomplir pour tenir nos objectifs climatiques. Elle fait croire qu’un monde à peu près semblable au nôtre, mais sans carbone, est à portée de main, et cela en trois ou quatre décennies seulement. Comme le dit Fressoz : « La crise climatique commanderait de poursuivre l’histoire du capitalisme et de l’innovation, de l’accélérer même, pour hâter l’avènement d’une société libérée du carbone. Grâce à la transition, le changement climatique appelle un changement de technologie, non de civilisation. […] Grâce à la transition, on parle de trajectoires à 2100, de voitures électriques et d’avions à hydrogène plutôt que de niveau de consommation matérielle et de répartition. Des solutions dans le futur empêchent de faire des choses simples maintenant.  »

En effet, alors que les causes et les conséquences du réchauffement sont précisément analysées et connues depuis plus d’un demi-siècle, le terme de sufficiency (euphémisme du terme déjà euphémisant de sobriété) était mentionné pour la première fois dans le rapport du GIEC de 2022. Parmi les 3000 scénarios expertisés par le groupe III, pas un seul n’envisage, même à titre d’hypothèse, une quelconque diminution de la croissance. La transition se révèle l’arme redoutable de la procrastination. Tout faire pour que rien ne change en quelque sorte. Et sans grand étonnement, les prévisions de l’Agence pour l’Énergie Internationale ne prévoient guère qu’une légère baisse des émissions liées au charbon à l’horizon 20504. La part des fossiles dépassera encore les 60 % du mix énergétique mondial à cette date, résultat pour le moins éloigné des « engagements » de neutralité carbone pris par la plupart des gouvernements actuels.

Jamais nos sociétés n’ont été aussi dépendantes des fossiles et tous les secteurs de notre vie quotidienne sont concernés : alimentation, logement, déplacement… Les obstacles sur le chemin de la décarbonation sont titanesques. Dans son ouvrage, Fressoz ne nous livre pas de solutions clé-en-main pour en sortir, il nous apporte une compréhension nouvelle des dynamiques énergétiques et matérielles, base nécessaire pour construire un jour une politique climatique un tant soit peu rigoureuse. Pour l’auteur, sortir du capitalisme sera plus aisé que de sortir des fossiles. Et si cette première condition est nécessaire pour atteindre la seconde, autant nous hâter de la réaliser au plus vite afin de limiter, à minima, le fardeau à venir.

[Fred]

1+ 1,1 % par rapport à 2023, selon le rapport publié le 1er mars 2024 par l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), soit 37,4 milliards de tonnes.

2Édition Seuil Écocène, janvier 2024.

3Les données chiffrées citées dans cet article sont, sauf mention contraire, tirées de l’ouvrage.

4Rapport World Energy Outlook 2022, scénario Steps, établi selon la trajectoire qu’impliquent les politiques publiques actuelles. Agence Internationale de l’Energie (AIE).

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