De la boue et des bleus

Les Soulèvements de La Terre ont appelé à la constitution de comité locaux pour répondre à la menace de dissolution du ministre de l’Intérieur. Très vite, la carte de France s’est constellée de points représentant l’émergence de ces comités et, surprise – ou pas, la Terre se soulève beaucoup dans les villes : Lyon, Marseille, Toulouse, Rennes, Nantes…

L’alliance est solide entre des urbains, pourtant accusés d’être « porteurs d’une écologie médiatique et punitive », mais vivifiés par l’émergence de la génération climat, et des ruraux, paysan.nes ou habitant.es qui vivent déjà, au quotidien, les conséquences des choix politiques du pouvoir en place.

L’adoption du bleu de travail comme « costume » pour les mobilisations des SLT est porteuse de sens à plusieurs titres.

Ce vêtement renvoie au peuple des travailleur.ses des usines et aux luttes sociales menées aux XIXème et XXème siècles.

Il a été également adopté par les Rosies, militantes féministes qui animent les manifestations surtout dans les grandes villes, et devient symbole du travail féminin peu ou pas rémunéré, peu ou pas considéré et, partant, de la lutte contre le patriarcat.

Le bleu de travail se trouve alors être le trait d’union de toutes ces remises en cause du système capitaliste, générateur des dominations de classe et de genre comme de la domination de l’homme sur le vivant.

Le bleu de travail est aussi l’emblème de l’attachement au travail dans ce qu’il a de fier, de digne lorsqu’il est source de subsistance et/ou de soin aux vivants.

Un travail, qui a peu à voir avec les politiques de l’emploi et trouve plus facilement à se réaliser dans le monde rural où les relations non marchandisées sont nombreuses : les échanges de services comme les dons et contre dons de produits des jardins ou des élevages sont pratiqués largement et contribuent à créer ou entretenir les liens interpersonnels. Marcel Mauss, l’un des pères de l’anthropologie, l’a théorisé : « L’économique n’a de sens que comme une traduction du social »

C’est ce qu’exprimait en 2016 la CGT de Vinci dans un communiqué, dont le contenu est repris par la suite par la fédération de la CGT de la construction : « Nous, travailleurs de ces entreprises, nous ne travaillerons pas pour le chantier de Notre Dame des Landes. Nous voulons bien effectivement construire des écoles. Nous voulons bien participer à des chantiers qui sont utiles aux populations. Nous nous arrêterons désormais de travailler pour des grands chantiers qui sont nuisibles à la population Et nous appelons désormais quiconque travaillant, soit pour Vinci, soit pour des entreprises prestataires de Vinci qui participeraient aux travaux, à faire appel à son droit de retrait et à refuser de travailler pour ce type de chantier »1.

A l’inverse, l’anthropologue américain David Graeber, dans son livre « Bullshit jobs »2 (boulots à la con), dénonce le non-sens de nombreux emplois générés par l’économie néolibérale dominante. L’expression désigne selon lui « une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien »3

David Graeber est une figure du mouvement « Occupy Wall Street » (2011), contemporain de celui des indignés en Espagne, et précurseur, en France, de Nuit debout (2016, suite à la lutte contre la loi travail El Khomry). Ces mouvements sont éminemment urbains. Ils ont privilégié des modes d’organisation horizontale, sans leader, restant délibérément indépendants des partis politiques.

Eux n’ont pas tout à fait réussi à soulever le goudron, mais ils ont fait germer et cultiver une nouvelle manière de penser l’action politique :

« L’un des accomplissements importants de Sainte-Soline réside dans la convergence d’acteurs aux histoires et stratégies militantes différentes : élus de gauche et écologistes, ONG et associations locales, syndicats paysans, mouvements de désobéissance civile et militants autonomes. »4

Dit autrement par Corinne Morel Darleux lors de la mémorable soirée de soutien aux SLT organisée le 12 avril dernier :

«(…) l’émergence des SLT est pour moi une des meilleures nouvelles de la décennie (…) parce qu’on y oppose pas le cerveau et les mains, la lutte et la joie, la théorie et la pratique… », « (…) les SLT font, sans plus attendre, ce qui doit être fait »

Et voilà donc de nombreux militants urbains en bleu de travail, courant dans la boue pour soulever la terre…

Alain Damasio, lors de la même soirée du 12 avril :

« (le capitalisme) Il fait feu pour nous faire taire, nous on fait terre… autant qu’on peut »

Il s’agit bien là de donner un autre sens aux fameuses racines dont l’extrême droite a fait l’étendard de son obsession identitaire.

Et un autre avenir à la terre que celui de Futura Gaïa, projet ultime et mortifère de l’économie startupière, qui consiste à subventionner grassement (comme les bassines) « une usine verticale automatisée de production de fruits et légumes hors sol et hors saison » !

Alain Damasio, ce même 12 avril, a une formule fulgurante pour mettre au jour le lien entre ces deux visions de la ruralité (la nationaliste et la néolibérale) :

« FNSEA, c’est 3 lettres de trop »

Notre quotidien régional organisait justement il y a peu une semaine spéciale « J’aime ma ruralité » avec l’ambition de donner la parole aux habitants lors d’émissions de débats. Il fut beaucoup question « de combat pour davantage de services publics, de transports, de médecins, d’enseignants dans les écoles… », ce qui est juste, mais jamais, ou presque, de la terre et du vivant, ni de l’eau, ni des paysan.nes. Comme si la ruralité se réduisait au « cadre de vie », expression qui sert malheureusement d’intitulé à une délégation d’élus dans de nombreuses communes. Un cadre de vie pour ceux qui iront travailler plus loin, en ville, patienter dans les encombrements et perdre leur vie dans un bullshit job, ou ne pas la gagner dans un métier pourtant beau et utile…

La bergère qui est venue récemment à l’AMAP nous présenter ses produits éclatait de fierté en parlant de son travail, de ses brebis, de ses projets…

Rien à voir avec l’emploi mal payé qui consiste à mettre en rayon, à l’heure où il n’y a personne dans le magasin pour en parler, des yaourts qui ont parcouru des milliers de kilomètres pour être fabriqués à partir du lait de vaches malheureuses, emballés dans des matières qui étouffent la vie et aromatisés aux paradis artificiels.

Alain Damasio, encore :

« Vous les productivistes, vous êtes la nature qu’on défonce… »

Si 30 000 personnes sont allées mettre les pieds dans la boue, et en sont revenues avec des bleus pour beaucoup, bien pire pour certains, auxquels nous pensons toujours très fort, c’est que nous ne pouvons plus « nous considérer « maîtres et possesseur de la nature », selon la formule de Descartes, mais « vivants parmi les vivants », selon celle du philosophe Baptiste Morizot. »5

Alain Damasio, toujours : « La seule croissance que nous supporterons sera celle des arbres et des enfants ».

[Marie Motto-Ros]

2 Graeber, David (trad. de l’anglais), Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018, 416 p

3 Idem p 37

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