Ruralité : des racines ou des ailes

La ruralité en tant que catégorie particulière d’espaces géographiques, récemment redéfinie par l’INSEE(1), porte une charge symbolique extrêmement forte, sans rapport avec son poids économique ou démographique. La France fournit presque un cinquième de la production agricole européenne. Elle a été longtemps peuplée de paysans alors que l’Angleterre, par exemple, était industrialisée dès la fin du XVIIIème siècle

Une large part de la population française a encore dans son histoire personnelle des attaches profondes avec la campagne et les manières de vivres paysannes.

La ruralité est ainsi devenue un objet politique, et médiatique, comme point de crispation : les polémiques sur la chasse et sur la corrida en sont l’emblème. Le terme « ruralité » est utilisé dans le débat public pour opposer deux catégories de Français : les urbains (accusés d’être porteurs d’une « écologie médiatique » et « punitive »(2)) et les ruraux censément dépositaires d’un héritage civilisationnel.

Elle percute alors les enjeux importants de l’époque que sont la souveraineté par la question de l’agriculture et de la sécurité alimentaire, la propriété par la question des communs et des usages des milieux naturels, la démocratie par la question de l’organisation du territoire et de la décision politique et la question identitaire par les différentes manières d’habiter un territoire.

Les crises multiples ont montré à quel point nous sommes devenus dépendants des chaînes de valeurs internationales, y compris pour ce qui concerne notre alimentation. Tout le monde s’accorde sur la nécessité de retrouver de la souveraineté et de cultiver la résilience des territoires.

Sur la manière d’y parvenir, deux visions, au moins, s’affrontent.

La technocratie néo-libérale au pouvoir, incapable de repenser son modèle productiviste, ne jure que par les solutions technologiques, l’augmentation de la production et la concurrence entre les territoires.

HECTAR(3), projet financé par des multinationales et par de l’argent public dessine un monde où caméras, capteurs, robots et tracteurs connectés remplaceraient les paysan·nes. On croit rêver à la lecture des ambitions des porteurs du projet : « utiliser des outils numériques et digitaux au service de la transition », dans l’objectif de « reconnecter les nouvelles générations à la nature et au vivant ».

Dans le même temps, se perpétuent toutes les politiques publiques qui font disparaître les terres nourricières (20 000 hectares artificialisés chaque année en France).

On assiste enfin à une nouvelle appropriation des terres par des grands groupes français ou étrangers en capacité d’acheter les propriétés et de les exploiter au service de l’industrie agroalimentaire. Le récent rapport publié par Terres de Liens montre l’évolution inquiétante de ce mouvement qui contribue à entraver des projets d’installation de plus petite taille, adaptés aux besoins de la population locale.

C’est sur ce terrain et pour ces terres que se mène un combat partagé de plus en plus largement par toutes celles et tous ceux qui veulent lutter contre cette vision de la ruralité : à Fournès, à Montaren, à Saint Jean du Gard, comme à Notre Dame Des Landes, les luttes cherchent à empêcher la disparition de vies possibles autrement que sur le modèle productiviste et consumériste.

Elles rassemblent des acteurs divers, depuis les habitants « historiques » des lieux concernés, jusqu’aux militants urbains conscientisés sur ces problématiques, en passant par les « néo-ruraux » très présents en Cévennes. Toutes et tous ont en ligne de mire une tout autre pensée de la ruralité irriguée de façon plus ou moins explicite par celle de Philippe Descola (et d’autres) sur la relation des humains avec l’ensemble du vivant.

Ce mouvement d’appropriation illégitime des terres va de pair avec ce qu’il faut bien appeler désormais « la guerre de l’eau ». Là aussi, des sociétés aux moyens financiers puissants, notamment ceux de mobiliser beaucoup d’argent public, s’arrogent le droit de pomper littéralement des réserves d’eau dont les sécheresses chaque année plus importantes devraient pourtant garder l’usage pour le bien commun.

Les méga-bassines en Poitou et en Charentes sont la partie visible et le support de luttes contre un phénomène qui recouvre d’autres aberrations telles que le stockage d’eau pour alimenter en neige des pistes de ski !!!

De la même façon, la nécessaire évolution de notre mix énergétique suscite des appétits qui conduisent les collectivités locales à accepter des projets d’implantation de parcs photovoltaïques y compris sur des terres agricoles et qui consistent à capter l’énergie solaire (gratuite) pour la revendre (de plus en plus cher) aux habitants du lieu… Le tout sans débat réel et dans une opacité complète des prises de décisions.

D’autres organisations sont pourtant possibles comme le montrent les expérimentations de projets à taille humaine qui permettent aux habitants de maîtriser le mode de production et leur facture énergétique avec l’autoconsommation collective, comme dans le Tarn (Pousse Pisse) ou à Rennes.

Devenue pour certain.es le lieu de l’enracinement et de la préservation artificielle de « traditions » qui n’ont jamais été figées, la ruralité abrite pourtant les expérimentations les plus audacieuses, les formes de luttes les plus radicales ayant pour effet de renverser les mécaniques de l’anthropocène.

Elle abrite et permet des modes de vie et d’organisation collective qui empêchent, au moins partiellement, au moins idéologiquement, le rouleau compresseur néolibéral de mener à bien son projet ultime de mise à sac des dernières ressources à partager entre les êtres vivants sur cette planète.

Elle est, surtout, le lieu de vie de celles et ceux qui se lèvent chaque matin et ont pour premier geste de regarder le temps qu’il fait, pas pour prévoir tel ou tel vêtement ou protection, mais surtout pour estimer ce que ce soleil ou cette pluie feront à la terre, aux plantes et aux bêtes.

Jean Giono, en 1935, disait ce désir de commun, de collectif, et d’horizon. Il pensait encore le monde centré autour de l’homme, mais la puissance de ses mots perpétue l’espoir d’un autre avenir :

« On ne dira plus ni mes arbres, ni mon champ, ni mon blé, ni mon cheval, ni mon avoine, ni ma maison. On dira notre. On fera que la terre soit à l’homme et non plus à Jean, Pierre, Jacques ou Paul. Plus de barrières, plus de haies, plus de talus. Celui qui enfoncera le soc à l’aube s’en ira droit devant lui à travers les aubes et les soirs avant d’arriver au bout de son sillon. Ce sillon ne sera que le commencement d’un autre : Jean à côté de Pierre, Pierre à côté de Jacques, Jacques à côté de Paul, Paul à côté de Jean. Tous ensemble. Chevaux, charrues, jambes, bras, épaules, en avant, tous ensemble, pour tous. » Jean Giono, Que ma joie demeure.

[Marie Motto-Ros]


  1. https://www.insee.fr/fr/statistiques/5039991?sommaire=5040030
  2. https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/12/05/le-rn-face-au-defi-du-renouvellement-de-sa-pensee-ecologiste_6153011_823448.html
  3. https://www.pressenza.com/fr/2023/02/hectar-vers-une-agriculture-4-0/
This entry was posted in General. Bookmark the permalink.