Et au milieu coulait une rivière…

L’eau est un bien précieux. Si précieux même, qu’il est, avec le soleil et la terre, à la base de toute forme de vie. Pourtant, son équilibre est menacé. Le dérèglement climatique, d’une part, annonce un bouleversement inquiétant de la répartition des quantités d’eau disponibles pour le vivant et les écosystèmes, notamment avec l’élévation des températures et la fréquence accrue des périodes de sécheresse. D’autre part, les besoins insensés exigés au nom d’un développement industriel sans limite préfigurent une raréfaction et un accroissement des inégalités dans l’accès des populations à l’eau.

Le dérèglement climatique, des effets inquiétants sur l’eau

Le constat est édifiant : la température moyenne sur la planète a déjà augmenté de 1,09° C par rapport à l’époque préindustrielle (1850-1900)1. Le dérèglement climatique affecte aujourd’hui toutes les régions habitées de la planète, et la moitié de l’humanité souffre d’un manque d’eau au moins un mois chaque année. Les conséquences sur son cycle naturel sont multiples. En premier lieu, elles concernent la variabilité des précipitations ainsi que les épisodes météorologiques et climatiques extrêmes (sécheresses, canicules, inondations…). De plus en plus fréquents et déjà largement ressentis, ces phénomènes vont s’amplifier dans le futur proche. Si la masse d’eau totale présente sur le globe n’est pas à proprement parler en diminution, c’est sa répartition dans le temps et dans l’espace qui s’en trouve bouleversée : des épisodes pluvieux plus concentrés et plus intenses succèdent à des périodes plus longues sans précipitations, les niveaux de pluviométrie évoluent selon les régions et les latitudes. L’augmentation de la température provoque une évaporation accrue, réduit la quantité d’eau de surface disponible, et en altère sa qualité (notamment avec l’élévation de la température des cours d’eau lors des périodes d’étiages).

Mais le dérèglement climatique a également pour conséquence la fonte des glaces sur les pôles et des glaciers. L’influence humaine est le principal facteur du recul des glaciers à l’échelle planétaire depuis les années 1990. Ceux-ci jouent pourtant un rôle essentiel en captant de l’eau douce qui est ensuite restituée graduellement aux écosystèmes pendant la période sèche : plus de 1/6ème de la population mondiale dépend de l’eau douce apportée par les glaciers durant cette saison. Avec la disparition de l’effet tampon exercé par les glaciers et le manteau neigeux, l’eau s’écoule ainsi plus vite, avec des débits plus importants en hiver, et les écosystèmes s’en trouvent modifiés. D’autre part, l’élévation du niveau des mers et des océans, en grande partie liée à la fonte des glaces, vient renforcer le phénomène de salinisation de l’eau douce. Ces réserves n’étant pas isolées de l’eau de mer, en raison d’une porosité des roches et par effet de vase communiquant, le prélèvement en eau douce se traduit par sa contamination par l’eau de mer. La moitié de la population mondiale vivant à moins de 60 kilomètres des côtes et 8 des 10 plus grandes villes de la planète situées sur le littoral en dépendent et seront prochainement concernées par ces incursions maritimes.

 

De la destruction des écosystèmes et de la biodiversité

Contrairement à une idée assez répandue, le bouleversement du cycle de l’eau n’est pas uniquement lié à l’évolution du système climatique. Les conséquences de la présence des gaz à effet de serre dans l’atmosphère viennent en fait s’ajouter à des conditions déjà amplement défavorables où le rôle de régulation des écosystèmes a été largement détruit2. Il faut donc, avant toute chose, et afin de bien cerner le problème, considérer plusieurs décennies de saccage des milieux naturels par l’essor du modèle capitaliste industriel venant altérer leur fonctionnement. Partout dans le monde, les sols, rivières, nappes phréatiques, forêts ont été exploités par les partisans de la pleine croissance comme des « ressources » librement appropriables, vision tant court-termiste qu’anthropocentrée, où le respect de la nature et du vivant s’efface derrière les besoins économiques du développement humain.

Ce constat s’illustre pleinement dans le cas du modèle agricole dominant, où dès les années cinquante «  l’assainissement des terres agricoles pour accompagner le développement d’une agriculture industrielle a été organisée : arrachage des haies, drainage généralisé des terres, assèchement des zones humides, effacement des cultures en terrasses, rectification des cours d’eau (entraînant une déconnexion avec la nappe de rechargement) »3. Tout a été fait pour que l’eau s’évacue au plus vite afin de faciliter le travail mécanisé des sols en hiver et gagner en productivité, quitte à entraîner les processus d’érosion, d’imperméabilité (battance des sols) et de ruissellement. A cela se rajoute l’utilisation massive des intrants chimiques (pesticides, herbicides, engrais de synthèse,…) venant ravager la faune du sol et ainsi faire disparaître la biomasse. Il est pourtant établi qu’un faible taux de matière organique dans les sols (humus) diminue la capacité de rétention d’eau, la résilience des cultures en cas de sécheresse, et réduit le taux de carbone qui peut être capté par ceux-ci.

Ainsi, la majorité des eaux de pluie qui ruissellent en surface rejoignent bien trop rapidement les cours d’eau puis les océans, au lieu de s’infiltrer dans les écosystèmes naturels. Le cycle de l’eau est considérablement accéléré, le risque d’inondation est accru ainsi que l’érosion, et les nappes phréatiques se rechargent plus difficilement en hiver. Celles-ci ne pourront ainsi pas être en capacité de restituer l’eau dans les milieux naturels à la saison sèche. Le problème est d’ailleurs amplifié par l’artificialisation des sols liée à l’urbanisation. Les épisodes de sécheresse que nous connaissons actuellement résultent bien de deux facteurs conjugués qui s’alimentent mutuellement : celui du dérèglement climatique et celui de la destruction des écosystèmes.

D’autre part, les conséquences dramatiques de la déforestation montrent également l’importance des relations entrecroisées entre couvert végétal, précipitations et réchauffement climatique. Près de la moitié des forêts du monde ont disparu depuis le début de l’agriculture (la majeure partie de la déforestation s‘est produite après 1950) et ont été converties en champs beaucoup moins végétalisés. Or, ces changements de couverture des sols ont une influence majeure sur les cycles de la vapeur d’eau dans l’atmosphère. Une étude récente du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) l’explique : « Chaque arbre d’une forêt peut être considéré comme une fontaine d’eau, qui aspire l’eau du sol par ses racines, la pompe à travers le tronc, les branches et les feuilles, et la libère sous forme de vapeur d’eau dans l’atmosphère à travers les pores de son feuillage. »4 À l’échelle mondiale, 40 à 60 % de la pluie tombant sur terre provient de l’humidité générée par l’évapotranspiration terrestre, principalement par la transpiration des arbres, transportée ensuite par les vents. La disparition des forêts entraîne des diminutions significatives de la couverture nuageuse locale et donc des précipitations, mais aussi participe au réchauffement climatique5. « Considérer que le rôle de la forêt dans le changement climatique est de stocker du carbone est vrai, mais cela oublie l’essentiel : la forêt génère la pluie, elle permet la vie, sans les forêts nous ne serions pas là, et si nous les abattons nous ne serons plus là. 6»

La destruction continue des forêts, la détérioration des sols, l’urbanisation, la perte subséquente du stockage de l’eau dans les sols et la réduction de la rétention d‘eau dans les espaces naturels perturbent la circulation de l’eau dans et à travers l’atmosphère. L’évolution du système climatique ne peut pas être comprise uniquement sur la base des concentrations en gaz à effet de serre dans l’atmosphère, d’autres processus sont impliqués au niveau du cycle de l’eau. Celui-ci est essentiel pour comprendre l’évolution du climat.

Du gigantisme industriel

Malheureusement, le secteur agro-industriel et celui de l’exploitation forestière ne sont pas les seuls à exercer une influence désastreuse sur le cycle de l’eau. Il est primordial de rappeler que l’eau est nécessaire à chacune des activités humaines. L’ensemble des biens de consommation qui sont produits en quantités exponentielles dans les sociétés industrialisées font payer un lourd tribu à la biodiversité et aux écosystèmes.

C’est le cas notamment de l’industrie minière en pleine expansion qui fournit les minerais nécessaires à l’ensemble de nos technologies. L’eau est la « première victime de la mine » peut-on lire dans un rapport concernant l’extractivisme7. L’impact de cette industrie est aussi bien quantitative, compte tenu des besoins en eau importants pour le traitement des minerais (une mine d’or moyenne consomme autant d’eau que 80 000 habitants par an en France), que qualitative : avec les ruissellements et infiltrations des eaux au niveau des dépôts de stériles miniers, les déversements de déchets et de produits chimiques contaminant les rivières… Il n’est d’ailleurs pas rare que les populations vivants à proximité de sites miniers se voient contraintes de fuir leurs habitats du fait de l’accaparement et de la contamination des eaux souterraines et de surface par ce type de projets prédateurs.

Mais c’est le cas également du secteur énergétique : pour l’extraction et le traitement du charbon (principal consommateur d’eau), la production d’agro-carburants (secteur en pleine expansion), l’extraction du gaz de schiste (fracturation hydraulique), du nucléaire (évaporation liée aux circuits de refroidissement des réacteurs, rejet d’eau chaude pour diluer les résidus polluants dans le lit des fleuves en période d’étiage),… L’ensemble des autres secteurs industriels, dont il serait difficile de dresser une liste exhaustive, sont également concernés : industrie du tourisme avec l’implantation de complexes démesurés (stations balnéaires ou de sports d’hiver créées ex-nihilo sans considération des impacts sur les milieux) et la prolifération d’usages inconsidérés (l’enneigement artificiel nécessite en moyenne 4 000 m³ d’eau à l’hectare8), l’industrie numérique (refroidissement des centres de données, boom de l’extraction de minerais rares et pollutions), ou encore l’industrie textile (rappelons-nous la disparition de la mer d’Aral), …

Selon une étude des Nations Unies9, la consommation d’eau a augmenté plus de deux fois plus rapidement que la population au cours du siècle dernier. Il n’est pas difficile de comprendre qu’à un tel rythme, les besoins sans cesse accrus inhérents au maintien de l’économie capitaliste entraînent l’humanité vers une situation qui deviendra très prochainement insoutenable si aucune action n’est mise en place au plus vite pour stopper cette ascension vertigineuse.

Eau : source de vie, pas de profits !

Face à ce constat alarmant, il peut apparaître illusoire de stopper la machine, tant l’imprégnation du complexe industriel et des besoins matériels sont ancrés dans les sociétés, tant la domination par les lois du marché semblent immuables. Les pouvoirs en place participent pleinement de ce sentiment d’impuissance en détournant du regard les réels enjeux et en masquant les solutions concrètes existantes. Leurs politiques se fondent à la fois sur un illusoire solutionnisme technologique, le mythe qu’une transition énergétique puisse être réalisée sans remise en cause des niveaux et méthodes de productions, et une focalisation sur les responsabilités individuelles évinçant ainsi toute approche critique systémique. L’acceptation des populations à ce que rien ne change est soigneusement préparée, on le répète sans cesse, il faut « s’adapter » pour vivre « avec » la catastrophe.

La raréfaction de l’eau laisse présager une augmentation des conflits d’usage dans un futur proche, avec pour probable conséquence une aggravation des inégalités déjà existantes face à l’accès vital des populations à ce bien. Ces distorsions sont déjà considérables tant dans les responsabilités (à qui profite le développement ?) que dans les effets (où sont produites les nuisances ?) Pourtant, des résistances sans cesse plus actives s’organisent partout dans le monde et permettent de dénoncer la question centrale de l’accaparement d’un bien commun par des intérêts privés marchands. Celles-ci peuvent prendre la forme d’une opposition directe à des projets destructeurs (luttes contre les méga-bassines en France, la destruction de la forêt de Hambach en Allemagne, la présence d’une mine de lithium dans la région désertique d’Atacama au Chili…), ou encore, une opposition à la main-mise des multinationales de l’eau s’exprimant par le refus de la privatisation des services de distribution et pour le retour à une gestion locale et publique.

De multiples initiatives très diverses existent et se mettent en place afin de proposer des alternatives concrètes au modèle de développement dominant, celles-ci posent des jalons vers d’autres possibles : réalisation à Košice en Slovaquie de dizaines de milliers de petits ouvrages de retenue pour ralentir l’eau et l’infiltrer dans des vallons où de forts ruissellements avaient été constatés (il a été observé un évitement des crues et que la végétation y avait été favorisée), replantation de la forêt le long du Rio Doce au Brésil à la place de prairies dégradées et ravinées qui avaient été créées après une déforestation (les sources autrefois taries et la biodiversité sont revenues),… Des associations mutualisent savoirs-faire et expériences afin de proposer des modèles coopératifs permettant de retrouver des forêts vivantes et habitées10. D’autres promeuvent des techniques « low-tech » basées sur les critères d’utilité, d’accessibilité et de durabilité11, quand des expérimentations locales sont menées en matière de cultures vivrières associant les principes de l’agroforesterie ou du respect des sols vivants12.

Ainsi, toutes les agricultures n’ont pas les mêmes besoins en eau, toutes les forêts ne sont pas gérées de la même façon, et tous les usages ne sont pas forcement considérés comme aussi utiles du point de vue de la société. Face aux choix qu’il est aujourd’hui nécessaire d’opérer, le débat sur la redéfinition des conditions permettant d’entrevoir un monde viable et désirable semble une étape essentielle à mettre en place si l’on souhaite encore dans le futur voir couler l’eau au milieu des rivières qui nous entourent.

[Fred]

1 Selon le sixième rapport du Giec en date de février 2022

2 Série radio « Sos H2O – Eau Secours ! » – Polemix et la voix off

3 Confédération paysanne, Supplément à Campagnes Solidaires n°365 – Octobre 2020

4 « Travailler avec les plantes, les sols et l’eau pour refroidir le climat et réhydrater les paysages de la Terre », Programme des Nations Unies pour l’Environnement (Unep) – Juillet 2021

5 Entre 1950 et 2000, la température de surface a augmenté de 0,3°C à l’échelle mondiale en raison des changements de la couverture des sols. Une étude de plus d’une vingtaine de chercheurs des cinq continents, en 2017, montre, au contraire, comment l’évapotranspiration des forêts contribue à rafraîchir le climat.

6 « Les « rivières volantes », acteurs essentiels du climat mondial », Daniel Hofnung, Coordination Eau Île-de-France, Mars 2023

7 « Controverses minières – Pour en finir avec certaines contrevérités sur la mine et les filières minérales », Systext, Rapport d’Étude – novembre 2021

8 « Enneigement artificiel, Les canons à l’assaut des cimes » – Moutain Wilderness – Novembre 2010

9 « Décennie Internationale de l’action : L’eau, source de vie – 2005 – 2015 » – Département des affaires économiques et sociales des Nations unies

10 Réseau pour les Alternatives Forestières, https://www.alternativesforestieres.org/

11 Low-tech Lab, https://lowtechlab.org/fr, L’atelier paysan, https://www.latelierpaysan.org/

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