Que penser de l’installation de la légion à St-Jean ?

– Salut toi, ça fait plusieurs fois de suite que je vous vois tracter sur le marché. Qu’est ce que vous avez comme échos des habitants ?

– Oh ben il y a de tout, ceux qui disent que leur présence ne les gène pas, mais beaucoup trouvent que légion et Cévennes ne font pas bon ménage. Je dirai même qu’ils sont majoritaires. Mais il faut encore informer : Certains pensent encore que la ferme en cours d’achat servira exclusivement à retaper des soldats blessés et ils se disent, bof, c’est pas si grave.

– Pour ma part, j’en ai entendu beaucoup se faire des soucis pour les terres agricoles de la ferme. La légion s’invente agricultrice mais on se demande où vont bivouaquer les 40 à 150 légionnaires qui doivent y séjourner à la semaine tout au long de l’année ? certainement sur les bancels destinés à l’agriculture puisque le reste c’est de la forêt. Je sens moi aussi beaucoup de réticences.

– En fait ce qui a fait basculer l’opinion et qui a commencé à vraiment poser question c’est quand des centaines de légionnaires ont déboulé fin mars dans les Cévennes. Des randonneurs ont rencontré des colonnes de soldats en armes et bagages sur les sentiers et ensuite ils se sont regroupés sur la place d’Armes. Ça en a choqué plus d’un. En plus, entre temps on sait que sont prévus des entraînements au combat, des marches dans la montagne, des tirs à blanc dans les bois… Ils l’ont annoncé cash ! Alors ça fait flipper.

– Evidemment que ce n’est pas agréable de rencontrer ces hommes en armes. J’ai vu une vidéo où des soldats faisaient des manœuvres en plein ville de Mende, tu te rends compte ? Je pensais que l’armée avaient des sites aménagés pour ça.

– Ah oui, du coup c’est devenu plus concret et pour beaucoup, difficile d’imaginer une cohabitation. Des légionnaires, ça passe pas inaperçu et bon on sait que c’est quand même une mentalité particulière et que beaucoup d’entre eux sont d’extrême droite. Tout ça risque de changer l’ambiance du village. Certains parlent même de « village garnison » !

– Et je peux te dire que les propriétaires des chemins de randonnées sont très inquiets et que les professionnels du tourisme commencent à s’agiter. Faut dire que St. Jean n’a pas grand chose de durable et d’écologique à proposer. Les randonneurs, en particulier ceux qui empruntent le chemin de Stevenson risquent de s’en éloigner. Et ce n’est pas vrai que tous les commerçants du village sont contents, certains restaurateurs sont même énervés.

– Je ne crois pas que les légionnaires rapportent beaucoup de sous, ils font plutôt fuir !

– Tu te rends compte que certains, et on sait qui, disent que leur sentiment de sécurité serait renforcé avec la présence de légionnaires, comme si on était au bord d’une guerre civile !

– Ah ben, du coup je comprends mieux quand le commandant du régiment qui veut s’installer ici dit qu’il veut « s’approprier encore davantage le département du Gard ». Ils ont investi la plaine, maintenant c’est au tour de la montagne !

– Bon attend, ce n’est pas fait encore. Ce n’est pas pour rien qu’on se mobilise…

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Nos Cévennes comme “désert militaire”*

Oui, nos belles et paisibles Cévennes, nos Cévennes des valats, des gours et des Gardons capricieux, nos Cévennes aux vallées sombres, nos Cévennes aux bancels construits avec opiniâtreté, à la force des bras, au fil des siècles , nos Cévennes aux laborieuses fileuses de soie…Nos Cévennes de résistance…”Al sourel de la liberta”.

“Désert militaire”, il en faut du culot pour évoquer le “désert” aux descendants des Huguenots réduits à la clandestinité, persécutés après la Révocation de l’Edit de Nantes ! Ou bien une ignorance crasse, un mépris total du passé résistant des Cévenols et de sa spécificité. Et comme si cela ne suffisait pas, la formule accrédite l’idée que la puissance militaire se doit d’être présente partout, et qu’il est dès lors légitime, voire nécessaire d’investir les lieux “oubliés”.

Ainsi l’armée a jeté son dévolu sur Saint-Jean-du-Gard. Sous couvert de “maison de repos pour légionnaires fracassés” se cache un tout autre projet puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’un déploiement explicitement destiné à des pratiques militaires en zone boisée et escarpée, une préparation dont la finalité est la guerre, soyons clairs.

Nous sommes consternés, atterrés, car comme tant d’autres, si nous nous sommes installés entre pentes et escaliers de pierre, dans ce petit concentré de Cévennes, si nous avons choisi de vivre ici, pestant parfois contre les sangliers qui ont saccagé le jardin, si nous nous sommes émerveillés à écouter la hulotte la nuit, tout près de la fenêtre, ou à surprendre le vol d’un merle à l’aube, c’est précisément parce que l’élément militaire y est absent.

Si nous avons posé nos valises à Saint-Jean-du-Gard, c’est parce que nous avons été séduits par l’ambiance bon enfant qui y régnait: les cafés, le marché, les rives du Gardon, les bois, le silence, sans oublier les fêtes… Nous avons été touchés par cette admirable tradition de solidarité toujours prégnante dans ce gros village, où jadis la vie fut rude, marquée par d’âpres luttes pour défendre sa liberté de conscience ! Et maintenant nous nous sentons trahis par cette atteinte portée à nos Cévennes qu’il faut considérer comme notre bien commun..”Al sourel de la liberta”.

Aujourd’hui, me voilà tentée d’établir un parallèle (tout relatif et prudent, bien sûr ) entre le débarquement de troupes royales au début du XVIIIe siècle et le déploiement de la Légion étrangère dans notre village. La légion s’impose dans nos vallées, s’infiltre dans nos forêts, et par son implantation menace de détruire l’image tranquille et harmonieuse des Cévennes, image si chère aux amoureux de randonnées, de paysages sauvages, de vues grandioses.

Au hasard des conversations, j’ai parfois entendu dire que nous étions envahis par les touristes. Peut-être… mais chacun sait que l’économie locale ne peut se passer du tourisme. Chacun peut comprendre aussi que le nouvel envahisseur lui, bien visible et en nombre, portera képi, fusil et treillis, et qu’il risque fort de faire fuir le précédent. Qui peut raisonnablement croire que l’installation de la légion va apporter “un surcroît de tourisme”*? De qui se moque-t-on ?

La légion, c’est ni ici ni ailleurs. Nous refusons le bruit des bottes, les tirs d’artillerie, les régiments marchant au pas, le son du clairon qui viendrait troubler le chant des oiseaux. Nous ne voulons pas au détour d’un sentier tomber nez-à-nez avec la soldatesque en exercice. Nous ne voulons pas être complices des entraînements dégradants qui visent à réduire l’individu, à le soumettre, à l’endurcir pour lui permettre de supporter l ‘horreur.

Alors qu’une guerre dévastatrice fait rage à nos portes, que la course aux armements s’amplifie en Europe et ailleurs sur la planète, nous faudra-t-il subir le lamentable spectacle de la glorification du combat et des armes meurtrières ? Devrons-nous voir sous nos yeux, défiler, fleur au fusil, des jeunes malchanceux formatés pour tuer leurs frères, et voués à mourir aux premières lignes dans des conflits sanglants initiés et entretenus par les grandes puissances de ce monde ? Faudra-t-il applaudir ? Ou bien pleurer ? “Al sourel de la liberta”.

[Edwige]

*”C’est d’ailleurs au cours de cette présentation qu’on a parlé de l’achat d’une ferme sur la commune de Saint-Jean-du-Gard, actuel désert militaire et terrain très adapté pour le combat par le 2ième REI”. Colonel Geoffroy Desprées du Loù. Objectif Gard. 8 mars 2022.

*Le même: Objectif Gard. 4 avril 2022.

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Du Larzac aux Cévennes

De la ferme « le mas d’Allègre » au pied du Larzac sur la commune de Tournemire à la ferme « Bannière » à St-Jean-du-Gard en Cévennes, la légion étrangère semble vouloir « s’approprier » non seulement le sud de l’Aveyron mais également se déployer en « rayonnant vers le nord » du Gard.

Rappelons qu’elle a déjà massivement investi le Larzac depuis le village de La Cavalerie où la 13e demi-brigade de Légion étrangère (13e DBLE) est stationnée depuis 2016. C’est pour elle qu’a été acheté le mas d’Allègre situé à 15km de son camp. La ferme de Bannière à St-Jean est quant à elle convoitée par le 2e Régiment étranger d’infanterie (2e REI) basé à Nîmes.

L’achat de la ferme à Tournemire s’est fait en janvier 2022 dans des conditions similaires à celles en cours à St-Jean du Gard à la différence près qu’il a été réalisé discrètement et que les habitants de la région ne l’ont découvert que récemment. En Cévennes, le projet n’est pas encore concrétisé et une opposition s’est formée. Dans un cas comme dans l’autre la légion a présenté à la Safer un projet de maison de convalescence pour blessés de guerre.

Si cet objectif est mis en avant pour rassurer notamment les habitants des régions concernées, force est de constater que les militaires eux-mêmes ne l’évoque que du bout des lèvres comme dans le cas du commandant du 2e REI qui annonce que la ferme servirait à mener des manœuvres sous forme d’entraînement au combat à pied en zone boisée avec notamment l’utilisation d’armes à balles à blanc et des marches dans la montagne.

L’acquisition de fermes et d’autres bâtiments ruraux semble relever d’un « concept de sites d’entraînement dédiés » qui, s’il n’est pas nouveau, semble se répandre ces dernières années. Le 4e Régiment étranger basé à Castelnaudary a acheté ou loué jusqu’en 2020 quatre fermes pour permettre à de petits détachements de s’entraîner dans le but d’une préparation opérationnelle.

Lors d’un briefing au camp des Garrigues le 14 janvier 2022, la ministre des Armées, Florence Parly, a été informée de l’acquisition prochaine de la ferme de Bannière. A cette occasion, le général de brigade Éric Ozanne, commandant de la sixième brigade légère blindée, en a expliqué l’utilité qui consiste à « permettre aux chefs de section de mieux apprendre à commander en autonomie, loin du chef de corps et du CDU [Commandant d’unité] ».

L’usage de ce site a de nouveau été confirmé lors d’un état des lieux sur la présence des Armées dans le Gard qui s’est déroulé mi-mars au siège de la légion à Nîmes en présence du même général également délégué militaire départemental du Gard et la préfète Marie-Françoise Lecaillon. Une nouvelle fois a été évoqué l’achat de la ferme de Bannière, qui selon les intervenants serait située dans « l’actuel désert militaire et terrain très adapté pour le combat d’infanterie, par le 2e REI ». Il n’était manifestement non plus question de maison de convalescence pour légionnaires blessés.

Il est invraisemblable que la Safer ne disposait d’aucune information sur l’utilisation réelle prévue pour les fermes acquises par la légion et n’ait pas dans le cas de Bannière refusé cette vente qui met non seulement en péril des terres agricoles si peu nombreuses dans la commune de Saint-Jean-du Gard mais risque de transformer la région en terrain d’entraînement militaire.

https://lemamouth.blogspot.com/2022/01/la-ferme-pour-laguerrissement-et-le.html

https://www.re4.terre.defense.gouv.fr/index.php/fr/regiment/les-quatre-fermes-d-instruction-2

https://www.objectifgard.com/2022/04/05/fait-du-jour-legion-etrangere-a-saint-jean-du-gard-notre-presence-le-territoire-peut-en-attendre-un-surcroit-de-tourisme/

https://www.objectifgard.com/2022/03/18/fait-du-soir-de-la-carriere-militaire-a-la-vie-civile-larmee-de-terre-souvre-au-monde-economique/

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L’antimilitarisme au goût du jour ?

Chaque lutte porte en elle des symboles. C’est le cas des nombreuses luttes menées autour de l’opposition à des projets destructeurs de grande ampleur telles l’implantation d’un nouvel aéroport, l’extension de zones commerciales sur des terres agricoles, ou encore la construction de lignes ferroviaires à haute vitesse. Celles-ci expriment à la fois le refus de nouvelles nuisances environnementales menaçant un territoire donné, mais aussi portent en elles la critique plus globale d’une société imposant un accroissement sans fin de ses infrastructures industrielles, touristiques ou commerciales.

Pour autant, si ces luttes gagnent en visibilité et en importance du fait de l’évidente responsabilité du développement capitaliste dans la catastrophe écologique actuelle, certains facteurs clés ayant permis son expansion mériteraient également d’être mis en avant. C’est le cas notamment des conflits armés, puis de l’intégration de la puissance militaire dans le monde de l’industrie, qui ont au cours de l’histoire rendu possible le système de domination actuel, et sont responsables pour une part non négligeable du saccage de la planète.

Contrairement à certaines idées reçues, la guerre, et la mobilisation des armées, ne sont pas un phénomène annexe au développement des civilisations et n’ont pas eu pour unique but la défense (ou l’attaque) de territoires dans le cadre de rivalités entre puissances ennemies. Elles ont au contraire été l’un des moteurs ayant permis l’émergence et le développement des sociétés dans leur construction tant économique, politique, que commerciale. Pour bien en saisir la mesure, il semble nécessaire de remonter le cours de l’histoire, au moins de manière succincte, pour en dégager quelques traits caractéristiques montrant en quoi la guerre a joué un rôle essentiel dans le développement du capitalisme moderne tel que nous le connaissons aujourd’hui.

La guerre à l’heure des premiers Empires

A l’époque de la création des premiers États archaïques de l’Antiquité, le but de la guerre n’était pas tant la conquête de territoires que celui du regroupement des populations autour de la structure de la citée-État qui émergeait alors. Le butin de guerre était constitué par les populations placées en captivité et les prisonniers qui venaient augmenter la capacité de production de ces États. En effet, « les conquérants capturaient avant tout des individus en âge de travailler qui avaient été élevés à la charge d’une autre société et les exploitaient pendant leurs années les plus productives. La capture d’esclaves constituait une sorte de prélèvement sauvage d’une main d’œuvre et de compétences que l’État esclavagiste n’avait pas eu besoin de développer lui-même »1. L’esclavage pouvait être vu comme une stratégie de « ressources humaines », sachant que tant que les technologies militaires étaient relativement similaires d’un État à l’autre, celui le plus peuplé était le plus riche et l’emportait militairement sur ses rivaux de taille inférieure.

Mais l’avantage numérique pouvait être contrebalancé avec la découverte de nouveaux procédés métallurgiques. « Disposer d’une technique métallurgique plus avancée permettait de produire des armes plus puissantes, et grâce à elles, de dominer d’autres personnes et même des populations entières. »2 Le début de l’âge du bronze a notamment marqué une profonde rupture historique qui a conduit à des bouleversements politiques et sociaux. Cet alliage plus dur que le cuivre se révélait idéal pour fabriquer des outils, des armes et des armures, mais nécessitait une lourde logistique pour se procurer les matières premières nécessaires. Les Mésopotamiens durent parcourir des milliers de kilomètres pour se fournir en métal, et créèrent pour cela des colonies et un système d’échange commercial inégal où les villes hautement développées, telle Uruk ou d’autres citées-États, importaient les minerais, synonymes de puissance et de développement, et exportaient en retour dans les zones minières périphériques des produits manufacturés tels les textiles et les céramiques. En outre, « les routes commerciales exigeant de leur côté d’être protégées militairement, le processus se renforçait de lui même puisque pour assurer la fourniture en matières premières, il fallait avoir toujours plus d’armes. »

Un autre aspect important de l’essor de l’armée fut l’introduction du système monétaire étatique apparu dès le VI° siècle avant notre ère. « Tant que l’économie marchande et monétaire ne fut pas mise en place, il n’y eut pratiquement aucune armée permanente de soldats professionnels. L’armée devait être payée sous la forme de biens en nature qui, de leur côté, devaient être soit acheminés là où elle stationnait, soit pillés sur place, ce qui limitait l’ampleur que les guerres pouvaient prendre ainsi que leur durée. Jusqu’à l’introduction du paiement en argent, la portée maximale des armées ne dépassait pas les trois jours de marche, parce que le transport des vivres n’était plus possible au-delà. » La levée des impôts et taxes exigée sous forme monétaire eut pour objet de contraindre les paysans à participer aux échanges commerciaux en revendant une partie de leurs produits sur les marchés, mais aussi en vendant leur force de travail. Ces rentrées d’argent permettaient dès lors de pourvoir aux besoins des soldats, qui furent pendant longtemps la première force de travail salarié. Cette circulation monétaire peut être considérée comme une ébauche d’économie de marché, dans le sens où la population soumise à l’obligation de gagner de l’argent pour le reverser comme impôt à l’État, permettait ainsi l’expansion de son armée, et donc assurait sa puissance économique. L’impérialisme grec ou romain n’auraient jamais pu atteindre de telles proportions sans la diffusion des pièces de monnaie.

L’impérialisme occidental

Une phase essentielle au développement du capitalisme financier fut atteinte lors de la période d’expansion impérialiste européenne, qui s’est imposée par la force, et dans le sang au début de l’Époque moderne. Au XV° siècle, le développement de la finance européenne est étroitement liée à l’économie de guerre et à l’exploitation minière. D’immenses quantités d’argent sont entassées dans les coffres des premières grandes banques grâce à l’argent que les magnats du commerce gagnaient avec leur flotte de guerre. Fondée en 1407 à Gênes, l’Office de Saint-Georges est devenu, avec la banque des Médicis à Florence, l’établissement monétaire le plus puissant de son temps. L’Augsbourgeois Jacob Fugger devient quant à lui au XVI° siècle le banquier le plus puissant au monde.

Financer des guerres est à cette époque un business fort lucratif. Les banquiers des centres financiers apportaient l’argent nécessaire aux chefs d’États pour mener leurs expéditions, et en contre-partie des crédits accordés, exigeaient des monopoles sur le commerces des épices, de la soie, de la laine et surtout des métaux. Ainsi, plus les États partaient en conquête, plus les banquiers s’enrichissaient. « L’économie de guerre du début des Temps modernes peut effectivement être comprise, jusqu’au génocide en Amérique financé par les banques de Gênes et d’Augsbourg, comme un système animé en dernière instance par la logique de l’accumulation abstraite d’argent dans les grands centres financiers européens. »

En 1453, lorsque les voies commerciales vers l’Asie se ferment avec la prise de Constantinople par les Ottomans, la course de vitesse pour découvrir une route maritime vers les Indes et l’Extrême- orient fut lancée. Elle donna lieu à la découverte des Amériques et à la Conquista, dont le principal moteur fut l’immense demande européenne en métaux précieux. « En 1545, après plus de cinquante ans passés à dévaster la moitié du continent à la recherche de métaux précieux, les Espagnols ont finalement trouvé sur un haut plateau situé à quatre mille mètres d’altitude dans la région de la Bolivie actuelle, une montagne qui allait devenir dans les années suivantes la plus grande mine d’argent du monde : le Cerro Rico. » La proche bourgade de Potosí, devenue en peu de temps l’une des villes les riches du monde, devient plus grande encore que Paris, Rome ou Madrid. L’extraction colossale d’argent était le fruit du travail forcé de 15 000 indiens chaque année, œuvrant dans des conditions effroyables. Pendant les trois siècles où elles ont fonctionné, le nombre total d’être humains morts dans ces mines est estimé à huit millions3. Mais « l’argent ne resta pas en Espagne : il fila des mains de la Couronne dans celles de ces créanciers à Gênes, Augsbourg et Anvers pour servir là bas de carburant à l’économie monétaire en plein boom. Toute la Conquista, y compris le génocide, fut financé à crédit : en fait, c’est la pression des créanciers qui alimentait les fournaises infernales de Potosí. »

La grande accélération du XX° siècle

Les mécanismes d’appropriation des ressources et les investissements financiers à l’étranger soutenus par la puissance des gouvernements ne se sont évidemment pas limités à la conquête des Amériques, mais ont été reproduits à chaque phase de l’expansion coloniale européenne, que ce soit en Asie, au Moyen-Orient, ou en Afrique. Et ils se poursuivent encore de nos jours. L’exportation des capitaux a nécessité l’exportation du pouvoir de l’État, et donc de sa violence matérialisée par sa police et son armée. La guerre a ainsi joué un rôle de définition des rapports économiques et marchands, mais aussi de structuration politique des États. Les avancées technologiques et les besoins en matières premières ont considérablement œuvré dans cette progression. De la découverte des premiers gisements de cuivre, à celle de l’uranium, où pour le dire autrement, de la première épée fabriquée à la bombe atomique, les armements militaires n’ont cessé de se perfectionner et de rendre l’étendue des conflits potentiellement infinie.

Au XX° siècle, les guerres sont devenues plus fréquentes et plus meurtrières, et rapportées à leur puissance destructrice, elles n’ont jamais été aussi bon marché. Les États riches mènent des guerres fondamentalement différentes de toutes celles du passé où sont utilisées « des machines extraordinairement puissantes alimentées par de colossaux système industriels, technologiques et logistiques, des machines de guerre nécessitant des quantités croissantes de matières premières et d’énergie et pesant de manière inédite sur l’environnement. »4 La guerre, avec le développement sans précédent du complexe militaro-industriel au XX° siècle, a laissé une empreinte considérable dans la crise environnementale actuelle.

La Première Guerre mondiale inaugure le premier grand conflit fondé sur le carbone. Les usines fonctionnant au charbon produisirent en quantité énorme des munitions, des armes et des véhicules à moteur qui démultipliaient les capacités destructrices des hommes. Mais également de l’environnement : la guerre de tranchées laissa un sol stérile, truffé de métal, impropre à l’agriculture. On comptabilisera 3,3 millions d’hectares affectés par les combats. La masse de terre retournée par l’artillerie (jusqu’à 2 000 m³/hectare) correspond à 40 000 ans d’érosion naturelle. Mais c’est bien la Seconde Guerre mondiale qui amena une rupture décisive et marqua un saut énergétique sans précédent. Les technologies militaires atteignirent des degrés jusque-là inégalés de consommation énergétique, notamment avec le rôle nouveau de l’aviation accroissant brutalement la demande de carburant. La part de pétrole dévolue à l’armée américaine passa de 1 % avant-guerre à 29 % en 1944, et au sortir de la guerre les États-Unis pouvaient produire 20 millions de tonnes de carburants pour l’aviation.

Entre 1940 et 1944, la production industrielle américaine augmenta plus vite qu’à n’importe quelle autre période de l’histoire, elle tripla durant cette période, tandis que celle de matières premières s’est accrue de 60 %. L’investissement public dans les structures de production ou de transport atteignirent des sommets, et le problème du devenir des surcapacités productives après guerre fut résolu par leur reconversion au domaine civil. Les infrastructures et les nombreuses technologies développées pour les besoins de l’industrie militaire furent ainsi mises au service de la globalisation économique et de la consommation de masse de la seconde moitié du XX° siècle. La construction de raffineries et de pipelines conçus pour acheminer le pétrole vers les aéroports militaires permirent la massification de l’automobile après guerre. Les ports aménagés dans le monde entier pour recevoir le matériel de guerre américain furent reconfigurés pour les besoins de la marine marchande. Les structures de production de l’aluminium, développées en masse pour les besoins de l’aviation et dont le procédé de fabrication demeure extrêmement polluant, furent réutilisées pour les équipements industriels, l’automobile, les transports, les turbines… Les programmes de recherches sur la bombe atomique furent poursuivis avec plus de 150 explosions à usage civil menées aux États-Unis (programme « Plowshare » de 1953 à 1977) et en Union Soviétique. Les procédés chimiques découverts par la recherche militaire (dont le DDT ou le célèbre « agent orange » de Monsanto utilisé lors de la guerre du Vietnam5) servirent à l’agro-industrie pour ses besoins en pesticides… Ces exemples, bien loin d’être exhaustifs, ne donnent cependant qu’un aperçu limité des conséquences environnementales que les guerres ont engendré.

Vers un sursaut anti-militariste ??

Malgré la puissance destructrice des guerres faisant toujours rage de nos jours, les luttes anti-militaristes s’amenuisent. La dernière grande mobilisation de masse contre la guerre remonte à l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. La violence de la guerre, on l’a vu, est inhérente à la violence capitaliste. La catastrophe écologique en train de se jouer présage des bouleversements importants dans les années à venir, et la gestion des ressources planétaires deviendra vraisemblablement un enjeu majeur sujet à de nouveaux conflits. Dans ce cadre, la jonction des luttes écologistes, anti-capitalistes, et celles œuvrant contre les guerres deviendront peut être le symbole d’une alternative à l’impasse dans laquelle l’humanité semble bloquée aujourd’hui.

[Fred]

1James C. Scott « Homo Domesticus, Une histoire profonde des premiers Etats » – 2019 – Éditions La Découverte

2Fabian Scheilder « La fin de la mégamachine » – 2020 Éditions du Seuil, ainsi que les citations suivantes.

3Eduardo Galeano « Les veines ouvertes de l’Amérique Latine » – 1981 – Librairie Plon

4Christophe Bonneuil / Jean-Baptiste Fressoz « L’événement Anthropocène » – 2013 – Éditions du Seuil, ainsi que les données chiffrées qui suivent.

5Un autre exemple emblématique est la guerre du Vietnam où la destruction physique de l’environnement de l’ennemi constitua un objectif militaire prééminent : utilisation de bombes incendiaires, de napalm et de défoliants laissèrent des effets mutagènes sur les populations près d’un demi-siècle après la fin des combats. On estime que 70 millions de litres d’herbicides ont été déversé entre 1961 et 1971, que 40% des terres arables ont été contaminées, et que le Vietnam a perdu 23 % de sa superficie forestière.

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Épisode cévenol n°26

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Ukraine : Quid des négociations ?

Le 24 février, les troupes russes envahirent l’Ukraine. Choc… sidération! L’inconcevable est arrivé. Une agression dont on saisit instantanément et instinctivement la portée : Elle peut entraîner une guerre globale et devenir nucléaire.

L’invasion de l’armée russe dont on n’évalue pas encore l’ampleur de la destruction a été largement condamnée dans le monde. Elle représente une grave violation du droit international. En représailles, des mesures drastiques d’ordre économique et financier mais également militaire ont été déployées par l’Occident dont on ne connaît pas encore les effets à moyen et long terme pour la Russie mais également pour l’Europe et les pays du Sud.

Est ce qu’une guerre, si terrible soit-elle, nous exempte de la nécessité d’en rechercher les causes et surtout de se demander comment la stopper le plus rapidement possible ? Comprendre ne signifie pas justifier. L’émotion que suscite le sort des victimes en Ukraine est immense et compréhensible mais ne doit pas nous voiler le regard face à l’engrenage déjà ancien qui risque aujourd’hui de nous mener vers une guerre globale. Il est encore temps de pousser les protagonistes à sortir de l’escalade et à emprunter la voie des négociations.

Pourquoi les dirigeants russes ont-ils décidé d’envahir l’Ukraine ? Malgré les dizaines de milliers de soldats stationnés aux frontières, malgré les attaques incessantes de l’armée ukrainienne dans le Donbass sécessionniste considérées par la direction russe comme des provocations inacceptables, personne n’a cru qu’une telle agression allait être lancée. Pourtant on savait qu’elle observait avec grande inquiétude depuis les années 2000 l’intégration progressive à l’OTAN des pays de l’ex-pacte de Varsovie et des anciennes Républiques de l’Union soviétique et ce malgré les garanties – orales – de non-expansion formulées par les responsables occidentaux au moment de sa chute. Cette évolution lui fait craindre qu’avec une adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’alliance atlantique, les troupes américaines soient présentes directement à ses frontières. C’est la raison pour laquelle elle exige de plus en plus expressément des « garanties de sécurité » et préconise la neutralité de son voisin ukrainien.

L’Ukraine qui faisait partie intégrante de l’URSS a acquis son indépendance en 1991. Pendant des années elle a su conserver un équilibre entre forces pro-occidentales et pro-russes et une intégration à l’OTAN n’était pas à l’ordre du jour. Avec « la révolution du Maïdan » en 2014, fortement soutenue par les occidentaux, s’impose un régime nationaliste qui veut en découdre avec l’influence russe. Cette nouvelle donne provoque de vives protestations dans de nombreuses régions, notamment la sécession de la Crimée qui lors d’un référendum décide son rattachement à la Russie. Dans le Donbass, dont une partie est russophone, l’armée ukrainienne mène une guerre qui dure à ce jour et a causé la mort d’environ 14 000 civils. Les régions sécessionnistes sont quant à elles soutenues par la Russie. Les accords de Minsk de 2015 qui devaient permettre un règlement de ce conflit n’ont jamais été respectés par les dirigeants de Kiev qui vont jusqu’à signer le 10 novembre 2021 une Charte américano-ukrainienne de partenariat stratégique. Cet accord entérine l’alliance militaire offensive des deux pays et l’objectif d’adhésion à l’OTAN, déjà inscrit dans la constitution ukrainienne depuis 2019. Cet enchaînement d’événements explique-t-il la décision d’envahir l’Ukraine ? Certainement mais il ne la justifie pas, et les victimes premières de cette offensive sont des civils.

De nombreux politiques et analystes1 parmi lesquels Henry Kissinger, qui ne peut être soupçonné de sympathie avec le régime russe, avertissent qu’un tel déploiement étatsunien remet en question un équilibre précaire. L’ancien secrétaire d’État américain de 1973 à 1977 écrivait en mars 2014: « si l’Ukraine doit survivre et prospérer, elle ne doit pas être l’avant-poste d’une des parties contre l’autre – elle doit fonctionner comme un pont entre elles. (…) Poutine devrait se rendre compte que, quels que soient ses griefs, une politique d’imposition militaire entraînerait une nouvelle guerre froide. Pour leur part, les États-Unis doivent éviter de traiter la Russie comme [un Etat] anormal auquel il faut apprendre patiemment les règles de conduite établies par Washington2. » Kissinger conseille que l’Ukraine ne devrait pas intégrer à l’OTAN mais adopter une position de neutralité comparable à celle de la Finlande.

Sans surprise, cette analyse ne s’est pas imposée et rien n’a été entrepris pour freiner les provocations des responsables ukrainiens notamment dans le Donbass. Au contraire, l’attitude belliciste des Etats-Unis a exacerbé le conflit entre les deux Etats. Après des années d’appels et de mises en garde, les décideurs du Kremlin ont fini par opté pour une action militaire et personne ne sait jusqu’où ils peuvent aller. L’armée russe encerclent des villes, les bombardements sont réguliers depuis près de trois semaines, tandis que l’armée et les milices ukrainiens ripostent. Conséquences de cette guerre : Des centaines de civils meurent, des milliers sont blessés et des millions fuient leurs domiciles.

Comment réagissent les Etats occidentaux, en particulier ceux membres de l’OTAN ? Ils décident au lendemain de l’invasion d’armer et de financer davantage l’armée ukrainienne et de lui transmettre des informations militaires. Mais surtout ils imposent à la Russie des sanctions jusque là inédites alors qu’il est connu qu’elles n’ont jamais fait infléchir les gouvernants concernés. Celles-ci s’étendent non seulement à l’économie, la finance mais également au sport, à l’art etc. quitte à ce que les propres intérêts des Européens en soient gravement et durablement affectés. Les Etats-Unis ont décidé un embargo sur le pétrole russe qui les touche peu mais leur permet de faire pression sur l’Europe qui en dépend fortement. Il est à craindre que les retombées des sanctions auront des répercussions dans le monde entier. Déjà les prix des matières premières explosent et celui du blé entraînera forcément des famines.

N’est-il pas temps de mener des négociations ? Ne faut il pas trouver un moyen de rompre cette logique de guerre en prenant en compte les intérêts des deux parties ? Plusieurs Etats (Turquie, Chine…) ont d’ores et déjà proposé leur médiation. Alors, il est vrai que les dirigeants russes maintiennent leurs exigences tout en continuant leur avancée militaire. Mais ils acceptent tout de même d’échanger et participent à des rencontres avec des responsables ukrainiens qui, si elles n’ont pas encore abouti à des résultats concrets, ont le mérite d’avoir lieu. Par contre l’action des Européens est équivoque et peu constructive dans la mesure où les entretiens des hommes d’Etat (notamment Macron et Scholz) avec Vladimir Poutine semblent avoir pour unique objectif de le contraindre à revenir sur sa position sans proposition de sortie. Quant aux responsables étatsuniens, ils campent dans un rapport de force destructeur entraînant les Européens dans leur sillage. Pourtant s’ils décidaient que des négociations étaient nécessaires immédiatement une avancée notable s’ensuivrait. L’heure est grave et nous sommes tous et toutes concernés. Un véritable mouvement pour la paix ne peut soutenir une partie du conflit mais doit exiger que tous les protagonistes s’installent autour d’une table de négociations. [Tissa]

1Noam Chomsky présente dans une interview du 4 mars 2022 les avis de divers spécialistes de la Russie  : https://www.revue-ballast.fr/ukraine-le-regard-de-noam-chomsky/

2Henry A. Kissinger, Henry Kissinger: To settle the Ukraine crisis, start at the end, 5 mars 2014, https://www.washingtonpost.com/opinions/henry-kissinger-to-settle-the-ukraine-crisis-start-at-the-end/2014/03/05/46dad868-a496-11e3-8466-d34c451760b9_story.html

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S’opposer au nucléaire, et vite !

Nous vivons une époque trépidante. A peine encaissé le choc d’une pandémie mondiale venant remettre en cause le fonctionnement de nos sociétés, qu’une nouvelle déflagration vient encore assombrir les maigres perspectives d’un avenir planétaire plus radieux. Les combats actuellement livrés en Ukraine font ressurgir le spectre presque oublié d’un possible conflit généralisé entre nations, et avec lui, en plus de toutes les violences indissociables à une guerre, revient également au devant de la scène le risque nucléaire.

Une menace, elle aussi presque tombée dans l’oubli, à en croire la récente réhabilitation du nucléaire civil par certaines instances (et même par certains écologistes!) qui n’hésitent pas à présenter l’énergie atomique comme élément clé de la lutte contre le réchauffement climatique. La Commission européenne a dans ce sens adopté au mois de février dernier le projet de “label vert” pour le nucléaire. Celui-ci permet de reconnaître son utilité pour réduire l’émission de gaz à effet de serre, et ainsi de mobiliser des fonds privés et de bénéficier d’autres avantages liés à la croissance verte. Le gouvernement français a quant à lui annoncé un plan de relance avec la construction d’au moins 6 nouvelles centrales EPR d’ici 2035 (et 8 supplémentaires en « option ») pour répondre aux enjeux de la transition énergétique, mais sans pour autant revenir sur les déboires que connaît la filière depuis des années…

Cette promotion de l’énergie nucléaire n’est pourtant pas nouvelle et remonte même à ses débuts dans les années 50, où l’argumentation justifiant une action contre le réchauffement était généralement couplée avec celle de la demande d’énergie croissante et celle de l’épuisement prochain des ressources fossiles. Rien de nouveau donc depuis plus de 70 ans, mis à part que le monde est toujours plus chaud, et plus nucléarisé… Ainsi, les promoteurs de cette énergie « propre » que serait le nucléaire jouent facilement sur le fait, qu’effectivement, le fonctionnement d’un réacteur n’émet pratiquement pas de gaz carbonique. Mais ils évitent généralement de s’aventurer plus en détail sur l’ensemble des impacts en amont et en aval de la production, pourtant fortement générateurs de pollutions. De surcroît, les nombreuses impasses qui demeurent à ce jour irrésolues par les adeptes de cette technologie ne permettent pas d’envisager une solution réaliste et souhaitable à la question climatique.

En effet, la construction des réacteurs, l’extraction du minerai d’uranium dans des pays tiers, son transport, son affinement et son enrichissement consomment beaucoup d’énergie fossile et de matières telles le béton et l’acier. Il n’existe par ailleurs aucune solution opérationnelle et sûre dans aucun pays pour gérer les déchets, tous les projets restent au mieux expérimentaux, ou se sont avérés défaillants. La solution sans garantie envisagée par les plus gros pays producteurs de déchets reste tout bonnement d’enfouir leurs déchets pour 100.000 ans en couche profonde, sachant que certains des déchets les plus dangereux dureront des millions d’années. Ce traitement représente un coût énergétique carboné incalculable et des installations gigantesques nécessitant d’énormes travaux. Sans compter la sécurité liée aux modalités de stockage et aux risques géologiques pouvant entraîner des contaminations et qui constitue par ailleurs un immense fardeau laissé aux générations futures. Ainsi la création contestée d’un immense centre de stockage souterrain (Cigéo) à Bure dans la Meuse nécessiterait des travaux pharaoniques pendant des dizaines d’années, et « même si l’installation s’avérait fonctionnelle, elle n’a été dimensionnée que pour accueillir les déchets des centrales existantes, soit 85 000 m. Si la France devait construire de nouvelles centrales nucléaires, comme l’ont proposé Emmanuel Macron et de nombreux autres candidats à la présidentielle française de 2022, il faudrait donc lancer la création d’un nouveau chantier d’enfouissement. »1 Enfin, le démantèlement à venir des centrales nécessitera des travaux importants qui poseront des problèmes difficiles à résoudre. La question est pourtant essentielle, mais reste sans réponse. La centrale de Brennilis en Bretagne, mise à l’arrêt en 1985, n’est toujours pas démantelée 35 ans plus tard, et représente un surcoût financier colossal, évalué à au moins celui de la construction, si ce n’est le double.

D’autre part, les engagements pris pour respecter l’Accord de Paris et éviter une dégradation plus importante du climat impliquent de diviser par deux les émissions de CO2 fossiles d’ici 2030 et de parvenir à zéro carbone fossile en 2050. Ils nécessitent donc une action immédiate : « Le premier objectif de 2030 devrait être une priorité absolue, sachant que la plupart des experts s’accordent à dire que l’on évitera difficilement un réchauffement de +1,5°C à cette échéance et que l’on risque un point de non-retour d’emballement climatique à partir de la deuxième moitié des années 2030. » Or, là encore, le nucléaire ne répond pas au défi. Les délais envisagés par EDF pour la construction des 6 nouveaux EPR permettraient au plus tôt une mise en service d’ici 2035. Mais la capacité de l’opérateur historique et de ses sous-traitants à tenir leurs délais laissent présager des retards importants. La centrale de Flamanville prévue pour 2012 n’est toujours pas opérationnelle 10 ans plus tard, et l’EPR construit par AREVA en Finlande a connu 12 ans de retard. On peut légitimement s’interroger sur l’objectif de 2035, qui est de toute façon bien trop tardif pour apporter une influence significative sur la réduction des émissions de carbone.

D’autres arguments viennent encore mettre en doute la capacité du nucléaire à incarner une alternative crédible aux énergies fossiles. En France, pays pourtant fortement nucléarisé, le nucléaire représente, comme on l’entend souvent, environ 70 % de l’électricité, mais seulement 17 % de son énergie globale. Les énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) représentent ainsi quant à elles près de 70 % de la consommation française. Ces chiffres laissent entrevoir les conséquences et les limites qu’une substitution entraînerait : « Si la France voulait remplacer sa consommation d’énergie fossile par du nucléaire, notamment pour promouvoir la voiture électrique, elle devrait construire de l’ordre de 200 à 250 nouveaux réacteurs selon les normes actuelles. » Au niveau mondial, le nucléaire ne représentait en 2020 qu’une part très minime de l’énergie consommée sur Terre, de l’ordre de 2,3 %. Selon l’AIEA (Agence Internationale de l’Énergie Atomique), la filière ne « disposerait de réserves d’uranium à un coût acceptable d’un point de vue énergétique et financier que pour moins de 100 ans, sachant qu’au-delà de 2040 il faudrait de très lourds investissements. Si la production nucléaire devait doubler, pour approcher 5 % de l’énergie mondiale, cela signifierait la construction de 450 nouveaux réacteurs, mais aussi une division équivalente des réserves, soit moins de 50 ans. Si le nucléaire devait remplacer le seul charbon (environ 21 % de l’énergie mondiale), il resterait moins de 10 ans de réserves de combustible, avant de devoir fermer toutes les centrales. Et si le nucléaire devait remplacer l’ensemble des énergies fossiles, il y aurait moins de 3 ans de réserves. »

Dès lors, il est assez évident de s’apercevoir que les choix de maintien ou de relance du nucléaire ne sont pas déterminés dans le but d’apporter une réponse effective au réchauffement climatique, et que les intérêts les motivant dépassent de loin la question environnementale. Le contexte géopolitique actuel nous rappelle très clairement que l’utilisation du nucléaire civil ne peut être dissocié de son rôle stratégique militaire. A l’heure où de fortes tensions entre grandes puissances ressurgissent, la menace de l’utilisation de l’arme nucléaire et la question de l’approvisionnement énergétique sont autant de facteurs pouvant déterminer l’issue d’un conflit. La centrale de Tchernobyl, près de 35 ans après l’explosion liée au dysfonctionnement de l’un de ses réacteurs, et aujourd’hui privée de système d’alimentation et de contrôle, porte à la fois le symbole du risque structurel inhérent à cette technologie, mais aussi celui du bouleversement extérieur venant accroître des potentialités d’accident déjà très fortes. Aussi, l’ironie du sort veut que ceux qui prétendent agir pour sauver la planète nous confronterons dans un futur proche à un risque accru, car les sécheresses, canicules, tempêtes ou séismes annoncés de manière plus fréquente et virulente en raison du réchauffement climatique constituent dès lors une menace supplémentaire et certaine dans un monde encore plus nucléarisé. N’oublions pas que la catastrophe de Fukushima est survenue à la suite d’un tsunami… Pour autant, des solutions pour sortir de l’impasse atomique existent, et certains pays renoncent d’ores et déjà à cette énergie incontrôlable et mortifère. Des alternatives appelant à plus de sobriété, à repenser nos modes de production, et à développer de réelles énergies renouvelables contrecarrent et permettent de s’opposer au caractère inéluctable de la doctrine nucléariste du « jusqu’ici, tout va bien ». [Fred]

1Voir l’article de Frédéric Durand : « Nucléaire, une fausse solution pour le climat? », Revue Terrestres, 16 février 2022. Les citations suivantes sont extraites du même article. https://www.terrestres.org/2022/02/16/nucleaire-une-fausse-solution-pour-le-climat/

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Quel scénario pour 2050 ?

Comment vivra-t-on en 2050 ? Aurons-nous des voitures volantes autonomes propulsées par des mini moteurs nucléaires ? Ou serons-nous « revenus à la bougie » suite à un effondrement de notre société incapable de s’adapter aux catastrophes environnementales ? Et plus concrètement, pourrons-nous encore prendre notre voiture quand il nous chante pour aller voir un spectacle à Alès ?
Ces dernières années, plusieurs scénarios ont été avancés pour tenter d’apporter des réponses à ces questions. Le dernier est sorti en février, publié par le cabinet de conseil The Shift Project. D’autres sont le fruit d’associations (Greenpeace, NégaWatt), ou encore d’organismes publics (l’Ademe). Il s’agit d’études prospectives qui modélisent des données sur l’énergie, les transports, l’agriculture etc., pour réfléchir à ce que pourrait être la société en 2050 si nous voulons maintenir le réchauffement climatique sous la barre des 2°C d’ici 2100, comme le prévoit l’Accord de Paris au niveau international. Et il est maintenant bien établi que cet objectif nécessite immédiatement des transformations majeures dans nos modes de consommation et de production.

Des hypothèses lourdes de conséquences

L’une des idées principales de ces scénarios est la neutralité carbone, qui consiste à n’émettre qu’une faible quantité de gaz à effet de serre, qui pourra être « capturé » et ainsi ne pas aggraver le réchauffement climatique. Cette capture peut être naturelle, puisque les végétaux absorbent du C02 et recrachent de l’oxygène, ou artificielle, avec des systèmes qui pourraient soit recycler le CO2, soit le stocker. Ce concept fait débat, car il peut être défini, interprété et utilisé de multiple façons, avec des implications fortes en terme d’efficacité et de justice sociale. Par exemple les industries polluantes comptent beaucoup sur la capture artificielle de CO2, car elles pourraient ainsi ne pas trop réduire leurs émissions, tandis que les associations environnementales considèrent que ces technologies n’ont pas fait leurs preuves et qu’il ne faut donc pas compter dessus. Chaque partie va donc retenir une « hypothèse » différente sur la capture de CO2, orientée par sa vision du monde et ses intérêts.

D’autres hypothèses sont structurantes et lourdes de conséquences pour l’avenir. Certaines sont « clivantes », par exemple le nucléaire, avec certains scénarios qui comptent dessus, d’autres qui considèrent que l’on peut très bien s’en passer. Ou encore l’agriculture, certains scénarios tablant sur une agriculture entièrement biologique en 2050, avec des fermes plus petites et beaucoup plus d’emplois agricoles. Pourtant nous sommes peu nombreux à vouloir devenir paysans vu la difficulté du métier.
Une hypothèse est assez consensuelle, mais tout aussi lourde de conséquences, c’est l’abandon total ou quasi-total des énergies fossiles. Cela serait possible grâce à trois éléments. D’une part la « sobriété » : consommer moins d’énergie. D’autre part l’efficacité : réduire le gaspillage, et baisser la consommation pour un même usage. Enfin le développement des autres sources d’énergie : seulement les renouvelables pour certains, avec en plus le nucléaire pour d’autres, et avec des différences d’approche pour des énergies qui commencent juste à se développer comme le biogaz ou l’hydrogène.

Chacune des hypothèses mérite des analyses et réflexions fouillées, car elles impliquent de grands changements dans nos modes de vie, et peuvent structurer différemment le tissu productif et logistique de la société de demain. Malheureusement, ces réflexions sont totalement absentes du débat démocratique. Macron, sans aucun débat, décide de relancer un programme nucléaire qui coûtera des milliards d’euros que nous pourrions mettre ailleurs. Les voitures « thermiques » seront interdites à la vente en 2035, là encore sans aucun débat sur les alternatives pour la mobilité. Et de façon générale, s’il faut changer nos modes de production et de consommation, il s’agit bien de transformer la société. N’aurions-nous pas toutes et tous notre mot à dire sur un sujet aussi important ?

Liberté, Égalité… Sobriété

Si nous voulons éviter une catastrophe écologique brutale, un profond changement culturel doit advenir dans les prochaines années. Car à de nombreux niveaux, il s’agit de rompre avec des habitudes et des visions fortement ancrées dans nos structures sociales. Diviser par 3 notre consommation d’énergie (scénario Négawatt) remet en question les notions de croissance, de progrès technique continu et d’abondance matérielle. Pourtant l’économie, et souvent la socialisation des personnes, sont basés sur ces éléments. Notre mobilité sera aussi transformée, puisque nous n’aurons plus, ou beaucoup moins, accès à des voitures individuelles. Notre sociabilité va donc se resserrer autour de notre lieu de vie, limitant ainsi nos activités « à l’extérieur », ou les visites chez nos proches qui habitent loin. Bien sûr dans le même temps la vie locale sera redynamisée, mais sommes-nous prêt.e.s pour ces changements, surtout en milieu rural où nous utilisons autant la voiture ? Et comment nous y préparons-nous, pour que cela ne soit pas subi et source de frustrations ?
Et en fait, concrètement, qu’est-ce qui nous empêchera de faire ci ou de faire ça ? Qu’est-ce qui garantira que nous consommons de façon raisonnable ? Serons-nous obligés de limiter nos déplacements ou de recycler nos plastiques, avec ce que cela pose en terme de liberté individuelle ? Ou certains aspects seront-ils régulés par les prix de marché, par exemple l’accès à la mobilité avec des prix de carburant si élevés qu’il sera difficile de se déplacer ? Avec dans ce cas la question de la justice sociale, les pauvres étant plus touchés par ce type de mécanisme que les riches. Et comment limiter nos utilisations du numérique dont l’empreinte écologique augmente dangereusement, alors que nous sommes drogués à l’internet illimité et aux réseaux sociaux ?
Toutes ces questions sont bien des enjeux démocratiques majeurs, qui ne peuvent pas rester des scénarios techniques dans les mains des spécialistes. Car pour appliquer les changements nécessaires, nous devons les accepter et y contribuer activement, ce qui est plus facile quand nous les comprenons et participons à leur conception ! Si les changements sont imposés et subis, ils généreront des tensions sociales importantes nuisant à leur application, et débouchant sur une dérive autoritaire des institutions.

Une croissance verte, vraiment ?

Quand les scientifiques et les rapports internationaux parlent de changements de modes de production et de consommation, chacun.e peut l’interpréter selon ses idées politiques. Les défenseurs du capitalisme tablent ainsi sur la « croissance verte » et l’innovation, sans remettre en question les structures des pouvoirs économiques et politiques actuelles. Pourtant, cela fait maintenant des décennies que la sonnette d’alarme écologique a été tirée, mais les actions enclenchées en France et ailleurs ne permettent toujours pas de respecter les objectifs de l’accord de Paris. Et quand on voit l’ampleur des actions à mettre en œuvre selon les scénarios pour 2050, on peut douter que nous y arrivions vu le peu que nous avons fait jusqu’à présent.

Il faut dire qu’il y a une contradiction majeure entre le capitalisme et les besoins de notre époque. Le capitalisme se base sur la croissance et la concurrence. Une entreprise qui ne vend pas, ou moins que les autres, risque de disparaître. La publicité, l’obsolescence programmée, la réduction des coûts, sont donc intrinsèques au capitalisme, sous une forme ou une autre, malgré leurs effets néfastes aux niveaux écologique et social. Nous pourrons toujours tenter d’encadrer et réguler le capitalisme, cette tension entre la dynamique du système et les besoins de la société n’est pas vraiment constructive.
En plus, la concurrence du capitalisme s’exerce à tous les niveaux de la société : entre les entreprises, mais de plus en plus aussi entre les universités, les hôpitaux, et même entre les individus à l’école ou sur le marché du travail. Mais dans des moments de crise et de changement majeur avec beaucoup d’incertitude, la concurrence est-elle vraiment adaptée ? Ne risque-t-elle pas de dégénérer en violence, chacun.e tentant de se protéger face à ses « concurrent.e.s » ? Ne faudrait-il pas plutôt privilégier la coopération, se serrer les coudes, partager ce que l’on a ? L’immense élan de solidarité avec l’Ukraine fait chaud au cœur, et montre la spontanéité de ce sentiment. Pourquoi ne pas étendre ce genre d’attitude à l’ensemble de nos interactions, y compris avec les autres éléments de nos écosystèmes (animaux, végétaux, minéraux, etc.) ?
Alors, peut être nos changements de mode de vie passent-ils aussi par un changement d’organisation sociale, économique, politique ?… Il y a du pain sur la planche. On ne sera pas trop nombreux. [Joce]

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Épisode cévenol n°25

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Un monde à changer ?

L’histoire de la crise environnementale et climatique est souvent racontée comme le fait d’une prise de conscience soudaine des erreurs commises « dans le passé ». Il y aurait un avant, sorte de période obscure où l’être humain ignorait les conséquences de ses actes, et un après où il dispose de savoirs modernes et ne peut plus ignorer les effets de ses activités. Tout irait pour le mieux, car celui-ci, dorénavant averti et résolument déterminé à racheter sa mauvaise conduite antérieure, ne serait plus qu’à un doigt de sauver la planète !

Ce récit optimiste, aux allures de fable pour enfants, accrédite l’idée d’une conception linéaire du progrès où l’innovation technologique n’aurait de cesse d’amener l’humanité vers un stade plus avancé et favorable à son développement. Il limite ainsi la résolution des enjeux écologiques contemporains au seul domaine techno-scientifique, et exclu tout autre champ de réflexion, notamment socio-économique et politique. De ce fait, il contribue à la dépolitisation des débats environnementaux en masquant les antagonismes qui mettent en valeur les liens pourtant indissociables entre la poursuite du « business-as-usual », l’accroissement des inégalités, et la destruction du monde vivant.

Le mythe du progrès en question

Les historiens des sciences, des techniques et de l’environnement l’ont pourtant bien montré : les savoirs qui ont existé concernant le changement climatique remontent au moins au XVIe siècle1. La question du lien entre déboisement et changement climatique est par exemple très présente à la fin du XVIIIe siècle. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les arguments liant l’environnement à la santé sont omniprésents dans les plaintes et les procès contre les usines polluantes. Les connaissances scientifiques sont déjà suffisamment élaborées pour analyser sérieusement les conséquences de l’activité humaine sur la planète : Joseph Fourier théorise l’effet de serre en 1824, Svante Arrhenius affirme dès 1896 que la combustion des matières fossiles peut avoir comme conséquence une augmentation du réchauffement global. Le mythe de « la prise de conscience soudaine » ne résiste donc pas à l’étude historique : le risque technologique et les limites physiques des capacités terrestres ont été conceptualisés et considérés par les économistes et les dirigeants dès l’époque moderne et durant toute la période industrielle. Il n’a pas fallu attendre le premier rapport du GIEC de 1990 où le sommet de la Terre des Nations Unies tenu à Rio deux années plus tard pour que des alertes et des oppositions soient lancées !

Ainsi, si les controverses environnementales sont contemporaines de l’utilisation massive des nouvelles ressources énergétiques et technologiques employées durant cette période, pourquoi, leur nocivité étant alors avérée, celles-ci n’ont-elles pas été stoppées ? C’est à ce niveau qu’il faut s’attaquer à un deuxième mythe : celui de la transition énergétique. Ce concept voudrait associer à l’abandon d’une ressource son remplacement par une autre plus efficiente ou moins polluante. C’est ainsi qu’à l’utilisation du bois aurait succédé celle du charbon, et qu’au pétrole succéderait les énergies dites renouvelables. Or, là encore, le raisonnement ne tient pas face à un examen critique : « Il n’y a pas de transitions énergétiques à l’échelle globale, mais uniquement des additions ; à chaque fois qu’une nouvelle source d’énergie devient dominante, ce n’est pas en vertu d’une qualité intrinsèque supérieure ou d’un coût inférieur, mais parce qu’elle favorise un bloc social particulier, un système socio-économique ou une configuration géopolitique. L’histoire matérielle des sociétés modernes est fondamentalement cumulative » 2. Les exemples de la déforestation en Amazonie ou de l’ouverture de faramineuses mines de charbon en Australie illustrent parfaitement cette thèse. La consommation de matières premières est en constante augmentation depuis les débuts de l’ère industrielle et aucune n’a connu à ce jour de baisse significative, excepté durant la mise à l’arrêt d’une partie de l’économie en 2020 lors la pandémie de Covid-19… La société ne se décarbone pas – loin de là – et n’est pas en voie de le faire, malgré les promesses de transition largement mises en avant par le discours dominant.

Tous responsables ?

Le constat est alarmant, chacun le sait. L’humanité n’est pas confrontée à une simple crise environnementale passagère, mais est entrée, du fait de son activité insensée, dans une nouvelle ère géologique nommée anthropocène. Ce terme caractérise l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, dépassant les forces géophysiques. Si le concept a le mérite de donner une importance certaine à la gravité de la situation, « il a toutefois la fâcheuse tendance d’unifier l’humanité de manière indifférenciée : désigner l’espèce humaine comme responsable de la crise environnementale, c’est oublier les rapports économiques, sociaux et coloniaux qui, sous l’effet de la classe dominante, ont conditionné le changement climatique »3. En effet, des études récentes sur les inégalités mondiales montrent que la carte de la pollution par le carbone se confond parfaitement avec celle des disparités économiques. Les 10% les plus riches de la population mondiale émettent près de 48% des émissions mondiales – les 1% les plus riches en produisant 17% du total – tandis que la moitié la plus pauvre de la population mondiale n’est responsable que de 12%. Des richesses générées ces dernières années dans le monde, 82 % ont profité aux 1 % les plus riches, alors que les 3,7 milliards de personnes qui forment la moitié la plus pauvre de la planète n’en ont rien vu.

Mais au delà d’exemples chiffrés, c’est bien les causes structurelles – que sont le capital, le productivisme, la colonisation, la guerre, le patriarcat, l’idéologie du progrès, le consumérisme, etc. – qu’il faut identifier comme source du problème, et non rester figé dans le cadre d’analyse sectoriel et techniciste imposé par les tenants d’une croissance à tout prix. Autrement dit, « quand on parle d’agir pour le vivant, on devrait commencer par prendre conscience de qui agit contre le vivant »4. Le discours dominant est au contraire celui d’un dépassement de la politique classique par la question écologique où il faudrait avancer ensemble au-delà des clivages, pourtant :  « il est important de réaliser qu’il n’y aura jamais de consensus écologique, car il ne peut pas y en avoir un : nous devons choisir entre des politiques environnementales pour la majorité ou pour une riche minorité, et il n’y aura probablement jamais consensus autour d’une de ces deux options »5. Il importe de s’extraire du faux débat posé sur la question technologique et la notion de progrès laissant comme seule alternative le retour à la bougie ou la 5G, mais plutôt comprendre qu’avec le dérèglement climatique et la destruction du vivant, il n’y a seulement que des gagnants et des perdants. Des pays comme la Russie et la Chine pourront profiter des larges réserves d’hydrocarbures en arctique rendues disponibles par la fonte des glaces, d’autres pays industrialisés tels l’Allemagne ou la France investiront dans le développement du photovoltaïque ou de l’éolien, et les communautés autochtones des pays du sud n’auront qu’à subir les conséquences de l’extractivisme et des monocultures destinées au captage du carbone pour compenser les industries polluantes des pays riches…

Et maintenant ?

Les décisions et accords pris lors des sommets internationaux sont symptomatiques des quelques éléments de réflexion énoncés brièvement ci-dessus. Un article scientifique récent montre que la majeure partie de toutes les réserves énergétiques connues doivent être laissées dans le sol pour qu’il y ait au moins une chance infime d’éviter un réchauffement de plus de 1,5 °C6. Pour être plus précis, d’ici 2050, il faudrait laisser intact environ 90 % du charbon, 60 % du pétrole, 60 % du gaz et 99 % du pétrole non conventionnel. Inutile de préciser que le compte n’y est pas. Et pour l’heure, le seul consensus réellement établi est celui de privilégier des choix à court terme qui ne remettent en cause ni les objectifs de croissance économique, ni les modes de production et de vie dictés par le capitalisme. Les orientations vont dans le sens promu par les multinationales depuis plusieurs décennies, à savoir, un engagement volontaire du secteur privé dans le développement durable et la financiarisation de la nature, plutôt qu’une intervention des gouvernements par le biais de réglementations contraignantes7. Nul ne s’étonnera donc que les mesures de protection de l’environnement soient élaborées selon les intérêts propres au marché, et que le développement des énergies dites renouvelables et des biotechnologies soit pensé comme source de profits colossaux. Le Fond Monétaire International ne s’y trompe pas en prévoyant un surcroît d’investissements à hauteur de 20 000 milliards de dollars sur les deux prochaines décennies afin de faciliter une « transition réussie vers une économie verte » !

Les engagements pris par les instances décisionnelles au niveau mondial ont déjà largement montré leurs insuffisances et leurs effets délétères, mais surtout leur capacité à faire diversion face à la nécessité d’une action réelle. Au lendemain de la Cop 26, l’entreprise Airbus décrochait un méga-contrat de plus de 30 milliards de dollars au salon de l’aéronautique de Dubaï, la politique agricole commune (PAC) reconduite en Europe privilégiait comme à son habitude l’agro-industrie polluante, la France annonçait sa relance du nucléaire, et l’administration Biden organisait la plus grande vente aux enchères fédérale de forage en mer de l’histoire des États-Unis… Les revendications de justice sociale et environnementale émises dans les rues de Glasgow lors du contre-sommet restaient quant à elles lettre morte, tandis que les lobbys pro-énergies fossiles avaient leur place bien au chaud auprès des dirigeants. Pour autant, des solutions existent, et ce qu’il faudrait faire, au moins dans un premier temps, reste assez évident : « mater les lobbys et les entreprises polluantes et extractivistes, laisser le carbone dans le sol, stopper l’agriculture industrielle, mettre en place un rationnement écologique (sur le CO2 par exemple), changer le système fiscal, changer les modes de transport et d’alimentation, punir avec une égale sévérité les atteintes à l’environnement et les atteintes aux biens et personnes »8. Mais pour cela, c’est tout un monde qu’il faut changer…

[Fred]

1« Les Révoltes du ciel – Une histoire du changement climatique XVe-XXe siècle » – Jean-Baptiste Fressoz, Fabien Locher – Éditions Seuil – Octobre 2020

2« Combien pour sauver la Planète ? La fuite en avant des investissements verts » – Nelo Magalhães – Revue Terrestres – Février 2020, voir également : « Carbon Democraty, Le pouvoir politique à l’ère du pétrole » – Timothy Mitchell – Éditions La découverte – Octobre 2013

3« Désintellectualiser la critique est fondamental pour avancer » – Jean Baptiste Fressoz – Revue Ballast – Juin 2018

4Intervention d’une personne présente dans le public lors du Festival « Agir pour le vivant » à Arles en août 2020

5« Les nouveaux marchés financiers sur la nature expliqués à ma grand-mère » – Frédéric Hache – Rapport du Green Finance Observatory – Octobre 2021

6« Unextractable fossil fuels in a 1.5 °C world » – Paul Ekins, James Price, Steve Pye, Dan Welsby & – Revue Nature – Septembre 2021

7« Nature, Le nouvel eldorado de la finance » – Sandrine Feydel, Christophe Bonneil – Éditions La découverte – Mai 2015

8« Désintellectualiser la critique est fondamental pour avancer » – Jean Baptiste Fressoz – Revue Ballast – Juin 2018

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