L’hiver approche…

La sobriété énergétique ? Voilà que des mots bien rarement prononcés par nos responsables politiques se retrouvent subitement placés sur le devant de la scène… ! La France se serait-elle enfin décidée à rattraper son considérable retard dans ses engagements à réduire ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 ? Aurait-elle enfin consenti à prendre au sérieux les catastrophes climatiques qui se déclenchent sous nos yeux à intervalles de plus en plus fréquents et réguliers ? Non bien sûr, ne rêvons pas ! La demande faite par le chef du gouvernement à ses concitoyens de réduire leur consommation énergétique cet hiver est plutôt à interpréter dans le cadre de la guerre en Ukraine et de ses conséquences sur la hausse du prix du kilowatt-heure que dans celui de l’écologie…

Cette politique du « petit geste » n’a d’ailleurs pas grand chose à voir avec l’idée de sobriété soutenue par les défenseurs de l’écologie politique. « Éteindre sa wifi quand on part en vacances » ou « baisser sa clim » sont des injonctions qui au contraire écartent du débat les questions fondamentales sur la soutenabilité de nos modes vies. Elles le dépolitisent d’autant plus qu’elles nourrissent l’espoir qu’une transformation majeure de la société pourrait advenir simplement si chacun y mettait un peu du sien. Pire encore, ces annonces, qui s’insèrent dans les politiques dites de développement durable ou de croissance verte, « rassurent sans résoudre structurellement les problèmes écologiques et sociaux. La croissance infinie n’existe pas et notre niveau de développement, n’est déjà plus durable… Ces croyances permettent seulement de donner bonne conscience au consommateur, tout en continuant à lui imposer le désir de l’avoir futile »1.

Car en effet, comment trouver un sens à de pareilles sollicitations dans une société de consommation qui crée toujours plus de besoins artificiels ? Hannah Arendt, dans la « Condition de l’homme moderne », écrivait en 1958 : « toute notre économie est devenue une économie de gaspillage dans laquelle il faut que les choses soient dévorées ou jetées presque aussi vite qu’elles apparaissent dans le monde pour que le processus lui-même ne subisse pas un arrêt catastrophique ». Partant de ce constat, comment rétablir un principe d’autolimitation et nous sortir de cette aliénation consumériste dont la seule perspective est la fuite en avant ? La question relève du politique et de la construction d’un nouveau projet de société basé sur des valeurs soutenables et enviables. Pour André Gorz, « l’autolimitation se déplace ainsi du niveau du choix individuel au niveau du projet social. La norme du suffisant, faute d’ancrage traditionnel, est à définir politiquement ». La mise en place d’un projet économique et social capable de restreindre le productivisme garantirait selon lui aux individus « une vie plus libre, plus détendue et plus riche. » Il pose franchement la question : « Quel monde voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? »2. Programme certainement plus ambitieux et enthousiasmant que les maigres propositions de suspendre cet hiver les illuminations des marchés de Noël…

Le plan énergétique porté par le gouvernement ne remet ainsi nullement en cause la croissance, bien au contraire. L’objectif est d’ailleurs clairement annoncé par son ministre délégué en charge de l’Industrie : « L’industrie est un gros consommateur d’énergie. Mais c’est un secteur qu’on souhaite au maximum préserver puisque derrière chaque consommation d’énergie, il y a de l’emploi et de l’activité ». L’industrie et le productivisme continueront donc bon gré mal gré, et ce sont les nouvelles technologies qui seront censées résoudre l’équation insoluble d’allier une croissance sans fin avec des ressources limitées. Les projets « innovants » – tous autant destructeurs de l’environnement et énergivores les uns que les autres, ne manquent d’ailleurs pas : stockage souterrain du carbone, implantation de « méga-bassines » pour les besoins en eau de l’agro-industrie, réacteurs nucléaires nouvelle génération, recours au tout-numérique malgré les ressources pharamineuses requises par les datacenters

Tandis que les industriels continueront d’empocher de nouveaux profits liés à la restructuration énergétique, la population se contentera de vivre avec les coupures et les restrictions. Et le catastrophisme d’État pourra aisément punir tout récalcitrant à ses injonctions. Il est d’ores et déjà prévu que si les incitations à plus de sobriété ne portent pas leurs fruits, des mesures contraignantes seront engagées. Comme l’indiquaient René Riesel et Jaime Semprun il y a une dizaine d’années : « Le capitalisme s’engage maintenant dans une phase où il va se trouver contraint de mettre en place tout un ensemble de techniques nouvelles de production d’énergie, d’extraction des minerais, de recyclage des déchets, etc., et de transformer en marchandises une partie des éléments naturels nécessaires à la vie. […] Les données scientifiques de la prise de conscience écologique sont utilisées et manipulées pour construire des mythes qui ont pour fonction de faire accepter comme impératifs absolus les efforts et sacrifices qui seront indispensables pour que s’accomplisse le nouveau cycle d’accumulation capitaliste qui s’annonce. »3

Inévitablement, les mesures prises par le gouvernement ne seront que difficilement acceptées tant qu’elles porteront en elles un caractère injuste et imposé. Car celles-ci exacerbent les inégalités sociales dans l’accès aux ressources et éludent la responsabilité d’une minorité privilégiée dans le saccage de la planète tout en culpabilisant le reste de la population. Demander des efforts à chacun pour limiter sa consommation énergétique prêterait presque à sourire si le sujet n’était pas déjà tragique : plus de 12 millions de français sont à ce jour considérés en précarité énergétique, peinent à se chauffer l’hiver ou à se déplacer, n’ayant soit pas de véhicule, soit rencontrant des difficultés pour payer le carburant… Pourtant, la sobriété devrait être pensée comme le rejet de la démesure ou du dépassement des limites et doit permettre que ceux qui ne parviennent pas aujourd’hui à satisfaire leurs besoins essentiels le puissent. C’est ce qu’affirmait Gorz : « L’énergie étant limitée, la surconsommation des uns condamne les autres à la misère. En assurant à chacun l’accès à l’énergie qui lui est nécessaire, le principe de sobriété énergétique empêche les surconsommations injustes et polluantes. » La polémique actuelle autour de l’utilisation des jets privés illustre particulièrement bien ce propos.

Le discours institutionnel détourne le sens originel de la sobriété pour aller vers une redéfinition au rabais. Ce terme fort, qui pendant longtemps a été un étendard de radicalité, est ici limité aux petits gestes, à une simple réduction des gaspillages prétendument compatible avec la croissance économique4. Le risque est grand de perdre de vue son sens politique et le fait qu’il pourrait être un important outil de justice sociale et de résistance face à l’extrême marchandisation de nos existences. Il importe donc de se poser les questions suivantes : le capitalisme industriel peut-il remédier aux ravages écologiques qu’il entraîne ? Les limites à la consommation énergétique seront-elles imposées par les défenseurs du système actuel pour sa perpétuation ou établies dans le cadre d’une lutte pour instaurer un nouveau projet politique soutenable ? Et plus largement, comme le titrait l’auteur d’un article récent sur le développement durable : jusqu’à quand va-t-on perpétuer la religion du Progrès ?5 Car comme pour toute forme d’oppression, les idéologies ne tombent que lorsqu’on les pousse…

[Fred]

1 Florian Tignol, « Repenser notre rapport à la sobriété », La Fabrique Écologique, Sept. 2020

2 André Gorz, « Leur écologie et la nôtre », Seuil, 2020

3 René Riesel, Jaime Semprun, « Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable » – Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2008

4 Voir l’article de Bruno Villalba, « De la sobriété imposée à la sobriété choisie », Reporterre, 8 mars 2016

5 Jacques Luzi , « Développement durable, jusqu’à quand va-t-on perpétuer la religion du progrès ? », Article paru dans « Greenwashing, Manuel pour dépolluer le débat public » – Seuil, 2022

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