Repenser l’autonomie paysanne

Dans sa trilogie intitulée « Dans leur travail » parue en 1979, l’écrivain John Berger décrivait à travers un ensemble d’histoires et de fictions, la vie quotidienne de paysans dans un village de montagne en Haute-Savoie et son évolution dans une société en pleine mutation. Dans l’épilogue clôturant ces récits, il interrogeait ses lecteurs sur la relation qu’il pouvait y avoir entre les paysans et le système économique mondial auquel ils avaient été intégrés. Avec une lucidité certaine, il analysait : « L’agriculture n’a pas nécessairement besoin de paysans. […] Les planificateurs économiques de la C.E.E. prévoient l’élimination systématique des paysans d’ici la fin du siècle, sinon plus tôt. Pour des raisons politiques à court terme, ils n’utilisent pas le mot élimination, mais celui de modernisation. La modernisation entraîne la disparition des petits paysans (la majorité) et la transformation de la minorité restante en individus sociaux et économiques totalement différents. L’investissement nécessaire pour intensifier la mécanisation et l’utilisation de produits chimiques, la taille que doit prendre une ferme qui ne produit que pour le marché, la spécialisation du produit par région, toutes ces données signifient que la famille paysanne […] devient dépendante des intérêts qui la financent et qui lui achètent ses produits ».

En relisant ces quelques phrases rédigées il y a plus de quarante ans, il est difficile de ne pas s’interroger sur la signification que peut prendre aujourd’hui la quasi-extinction de l’existence paysanne dans le contexte actuel de la globalisation. Car les planificateurs économiques ne s’y étaient pas trompés : dans la dernière décennie, la France a perdu 100 000 fermes et la taille moyenne de celles-ci est passée de 56 hectares à 69 hectares (contre 24 hectares en 1988). Il resterait à ce jour 400 000 agriculteurs, mais face à un tel taux d’élimination, et selon les prévisions des départs prochains à la retraite, ce chiffre tombera à 200 000 d’ici peu. La modernisation a été minutieusement élaborée au sortir de la seconde guerre mondiale par l’État, et certaines organisations marchandes et syndicales, afin d’industrialiser le monde agricole et de l’intégrer à l’économie de marché. En 70 ans à peine, les ravages sont immenses. Que se soit au niveau social, économique et environnemental, ou concernant la disparition des savoirs et savoirs-faire pourtant transmis durant d’innombrables générations, la logique productiviste a conduit irrémédiablement à une agriculture déshumanisée et sans substance. Dans le Vaucluse, à l’été 2020, une première usine à « viande » cellulaire a été inaugurée, sans paysans, ni bétail, marquant ainsi la rupture symbolique entre une alimentation « moderne » désincarnée et une production de subsistance ancrée dans son territoire.

C’est ainsi une dépossession à tous les niveaux qui s’est opérée insidieusement sous l’égide de la modernisation agricole1. D’abord, par le rôle prépondérant de l’État dans l’orientation, la gouvernance et le contrôle des sociétés rurales : l’agriculture est le secteur professionnel le plus encadré et normé en France. Puis, par un processus d’insertion dans le capitalisme industriel intégrant les fermes aux marchés, et plaçant les agriculteurs dans une situation de dépendance matérielle et financière. En amont, ils sont tenus de recourir à l’endettement rendu incontournable pour la conduite d’une exploitation modernisée nécessitant de hauts rendements (semences, pesticides, fertilisants, machineries agricoles…). Et en aval, ils sont soumis à la chaîne d’intermédiaires de la grande distribution qui fixe les prix d’achat et ponctionne lors de chaque échange une fraction de la plus value (la part de revient sur le prix de vente d’un produit commercialisé pour un agriculteur est de l’ordre de 6 %). Mais la dépossession prend également forme par un processus de « rationalisation » mobilisant fortement les savoirs techno-scientifiques et visant à supprimer les aléas en agriculture : le vivant est transformé en un produit aussi standardisé qu’une machine par le biais des techniques de sélections génétiques, de modifications moléculaires, de création de variétés « championnes » adaptables à tout type de situations climatiques et de sol… L’agriculteur devient alors un simple « opérateur spécialisé » dont le rôle est réduit à l’application du cahier des charges prescrit par son fournisseur et contraint de respecter le bon de commande de son négociant.

Les conséquences de cette modernisation peuvent être d’ordre anthropologique, avec de profondes mutations des sociétés rurales : rapport au temps, au métier, à l’argent, au vivant, à la nature…, ou d’ordre environnemental : appauvrissement des sols, perte de biodiversité, rendements énergétiques négatifs, uniformisation des paysages… L’agriculture est aujourd’hui responsable d’un sixième des émissions françaises de gaz à effet de serre (importations alimentaires non comprises) et les quantités de pesticides épandues n’ont cessé d’augmenter ces dernières années : + 22 % de ventes entre 2009 et 2018. Au niveau social, le bilan est stupéfiant : « Le paradoxe est que, de nos jours, une partie non négligeable de la population d’un pays riche comme la France n’a pas les moyens de l’alimentation qu’elle voudrait choisir ; et parfois n’accède même pas à l’alimentation la moins chère disponible en grande surface. L’autre face de cette triste réalité est qu’environ 70 % des revenus des agriculteurs sont constitués par des aides nationales et européennes ; la moitié d’entre eux ont un revenu négatif, avant impôt et subvention, cette proportion s’élevant à 80 % chez les éleveurs ; et même après subvention, 14 % ne dégagent aucun revenu ! »2. Le productivisme agricole n’est en effet pas synonyme d’une répartition équitable des richesses : ce sont actuellement 7 à 8 millions de personnes qui se trouvent en situation d’insécurité alimentaire, et bon nombre d’agriculteurs qui vivent en dessous de seuil de pauvreté. Le modèle de développement modernisateur ne peut échapper à un flagrant constat d’échec, malgré les moyens faramineux mis en œuvre pour l’imposer.

Pour autant, même si pratiquement aucune région dans le monde n’a été épargnée, la transformation des sociétés paysannes ne s’est pas faîte sans résistances. Tout au long de l’histoire, des luttes pour l’autonomie ont émergé dans un but de réappropriation de moyens d’existence confisqués. Ce fut le cas des Diggers anglais du XVIIème siècle (les « bêcheux ») qui squattèrent collectivement les prés communaux dont le droit d’usage venait d’être privatisé par le mouvement des enclosures ; des paysans ariégeois du XIXème siècle qui se rebellèrent contre le pouvoir en place lors de la Guerre des Demoiselles à cause d’une réforme du code forestier leur interdisant un accès à des ressources vivrières jusque-là collectives ; ou plus récemment du mouvement des zapatistes qui impose depuis 1994 son autonomie tant matérielle que politique vis à vis du gouvernement mexicain. Mais c’est aussi un ensemble de pratiques collectives larges telles la préservation des semences paysannes, le fauchage de champs d’OGM, la mise en place de réseaux d’échanges et d’entraide, ou encore la réalisation collaborative d’outils agricoles qui permettent de s’opposer à la dépossession orchestrée par l’État, le capital et les techno-sciences. Ainsi, si la condition paysanne a pour l’essentiel disparu, du moins dans le sens d’une inscription dans une communauté villageoise dont la production de ses moyens de subsistance caractérisait ses traits essentiels, la référence au passé peut être une source d’inspiration pour l’avenir. Comme l’indiquait John Berger, « Une paysannerie intacte était la seule classe ayant une résistance fondamentale à la consommation. Quand la paysannerie est éliminée, les marchés s’élargissent. ». Œuvrons donc au plus vite à la création de communautés locales suffisamment fortes et solidaires pour mettre un terme au système productiviste modernisateur.

[Fred]

1Voir sur la caractérisation de modernisation agricole les travaux de Christophe Bonneuil : “Une histoire de l’industrialisation de l’agriculture et du vivant du XIXe et XXIe siècles”

2L’atelier Paysan « Reprendre la terre aux machines – Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire – Seuil – 2021

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