L’antimilitarisme au goût du jour ?

Chaque lutte porte en elle des symboles. C’est le cas des nombreuses luttes menées autour de l’opposition à des projets destructeurs de grande ampleur telles l’implantation d’un nouvel aéroport, l’extension de zones commerciales sur des terres agricoles, ou encore la construction de lignes ferroviaires à haute vitesse. Celles-ci expriment à la fois le refus de nouvelles nuisances environnementales menaçant un territoire donné, mais aussi portent en elles la critique plus globale d’une société imposant un accroissement sans fin de ses infrastructures industrielles, touristiques ou commerciales.

Pour autant, si ces luttes gagnent en visibilité et en importance du fait de l’évidente responsabilité du développement capitaliste dans la catastrophe écologique actuelle, certains facteurs clés ayant permis son expansion mériteraient également d’être mis en avant. C’est le cas notamment des conflits armés, puis de l’intégration de la puissance militaire dans le monde de l’industrie, qui ont au cours de l’histoire rendu possible le système de domination actuel, et sont responsables pour une part non négligeable du saccage de la planète.

Contrairement à certaines idées reçues, la guerre, et la mobilisation des armées, ne sont pas un phénomène annexe au développement des civilisations et n’ont pas eu pour unique but la défense (ou l’attaque) de territoires dans le cadre de rivalités entre puissances ennemies. Elles ont au contraire été l’un des moteurs ayant permis l’émergence et le développement des sociétés dans leur construction tant économique, politique, que commerciale. Pour bien en saisir la mesure, il semble nécessaire de remonter le cours de l’histoire, au moins de manière succincte, pour en dégager quelques traits caractéristiques montrant en quoi la guerre a joué un rôle essentiel dans le développement du capitalisme moderne tel que nous le connaissons aujourd’hui.

La guerre à l’heure des premiers Empires

A l’époque de la création des premiers États archaïques de l’Antiquité, le but de la guerre n’était pas tant la conquête de territoires que celui du regroupement des populations autour de la structure de la citée-État qui émergeait alors. Le butin de guerre était constitué par les populations placées en captivité et les prisonniers qui venaient augmenter la capacité de production de ces États. En effet, « les conquérants capturaient avant tout des individus en âge de travailler qui avaient été élevés à la charge d’une autre société et les exploitaient pendant leurs années les plus productives. La capture d’esclaves constituait une sorte de prélèvement sauvage d’une main d’œuvre et de compétences que l’État esclavagiste n’avait pas eu besoin de développer lui-même »1. L’esclavage pouvait être vu comme une stratégie de « ressources humaines », sachant que tant que les technologies militaires étaient relativement similaires d’un État à l’autre, celui le plus peuplé était le plus riche et l’emportait militairement sur ses rivaux de taille inférieure.

Mais l’avantage numérique pouvait être contrebalancé avec la découverte de nouveaux procédés métallurgiques. « Disposer d’une technique métallurgique plus avancée permettait de produire des armes plus puissantes, et grâce à elles, de dominer d’autres personnes et même des populations entières. »2 Le début de l’âge du bronze a notamment marqué une profonde rupture historique qui a conduit à des bouleversements politiques et sociaux. Cet alliage plus dur que le cuivre se révélait idéal pour fabriquer des outils, des armes et des armures, mais nécessitait une lourde logistique pour se procurer les matières premières nécessaires. Les Mésopotamiens durent parcourir des milliers de kilomètres pour se fournir en métal, et créèrent pour cela des colonies et un système d’échange commercial inégal où les villes hautement développées, telle Uruk ou d’autres citées-États, importaient les minerais, synonymes de puissance et de développement, et exportaient en retour dans les zones minières périphériques des produits manufacturés tels les textiles et les céramiques. En outre, « les routes commerciales exigeant de leur côté d’être protégées militairement, le processus se renforçait de lui même puisque pour assurer la fourniture en matières premières, il fallait avoir toujours plus d’armes. »

Un autre aspect important de l’essor de l’armée fut l’introduction du système monétaire étatique apparu dès le VI° siècle avant notre ère. « Tant que l’économie marchande et monétaire ne fut pas mise en place, il n’y eut pratiquement aucune armée permanente de soldats professionnels. L’armée devait être payée sous la forme de biens en nature qui, de leur côté, devaient être soit acheminés là où elle stationnait, soit pillés sur place, ce qui limitait l’ampleur que les guerres pouvaient prendre ainsi que leur durée. Jusqu’à l’introduction du paiement en argent, la portée maximale des armées ne dépassait pas les trois jours de marche, parce que le transport des vivres n’était plus possible au-delà. » La levée des impôts et taxes exigée sous forme monétaire eut pour objet de contraindre les paysans à participer aux échanges commerciaux en revendant une partie de leurs produits sur les marchés, mais aussi en vendant leur force de travail. Ces rentrées d’argent permettaient dès lors de pourvoir aux besoins des soldats, qui furent pendant longtemps la première force de travail salarié. Cette circulation monétaire peut être considérée comme une ébauche d’économie de marché, dans le sens où la population soumise à l’obligation de gagner de l’argent pour le reverser comme impôt à l’État, permettait ainsi l’expansion de son armée, et donc assurait sa puissance économique. L’impérialisme grec ou romain n’auraient jamais pu atteindre de telles proportions sans la diffusion des pièces de monnaie.

L’impérialisme occidental

Une phase essentielle au développement du capitalisme financier fut atteinte lors de la période d’expansion impérialiste européenne, qui s’est imposée par la force, et dans le sang au début de l’Époque moderne. Au XV° siècle, le développement de la finance européenne est étroitement liée à l’économie de guerre et à l’exploitation minière. D’immenses quantités d’argent sont entassées dans les coffres des premières grandes banques grâce à l’argent que les magnats du commerce gagnaient avec leur flotte de guerre. Fondée en 1407 à Gênes, l’Office de Saint-Georges est devenu, avec la banque des Médicis à Florence, l’établissement monétaire le plus puissant de son temps. L’Augsbourgeois Jacob Fugger devient quant à lui au XVI° siècle le banquier le plus puissant au monde.

Financer des guerres est à cette époque un business fort lucratif. Les banquiers des centres financiers apportaient l’argent nécessaire aux chefs d’États pour mener leurs expéditions, et en contre-partie des crédits accordés, exigeaient des monopoles sur le commerces des épices, de la soie, de la laine et surtout des métaux. Ainsi, plus les États partaient en conquête, plus les banquiers s’enrichissaient. « L’économie de guerre du début des Temps modernes peut effectivement être comprise, jusqu’au génocide en Amérique financé par les banques de Gênes et d’Augsbourg, comme un système animé en dernière instance par la logique de l’accumulation abstraite d’argent dans les grands centres financiers européens. »

En 1453, lorsque les voies commerciales vers l’Asie se ferment avec la prise de Constantinople par les Ottomans, la course de vitesse pour découvrir une route maritime vers les Indes et l’Extrême- orient fut lancée. Elle donna lieu à la découverte des Amériques et à la Conquista, dont le principal moteur fut l’immense demande européenne en métaux précieux. « En 1545, après plus de cinquante ans passés à dévaster la moitié du continent à la recherche de métaux précieux, les Espagnols ont finalement trouvé sur un haut plateau situé à quatre mille mètres d’altitude dans la région de la Bolivie actuelle, une montagne qui allait devenir dans les années suivantes la plus grande mine d’argent du monde : le Cerro Rico. » La proche bourgade de Potosí, devenue en peu de temps l’une des villes les riches du monde, devient plus grande encore que Paris, Rome ou Madrid. L’extraction colossale d’argent était le fruit du travail forcé de 15 000 indiens chaque année, œuvrant dans des conditions effroyables. Pendant les trois siècles où elles ont fonctionné, le nombre total d’être humains morts dans ces mines est estimé à huit millions3. Mais « l’argent ne resta pas en Espagne : il fila des mains de la Couronne dans celles de ces créanciers à Gênes, Augsbourg et Anvers pour servir là bas de carburant à l’économie monétaire en plein boom. Toute la Conquista, y compris le génocide, fut financé à crédit : en fait, c’est la pression des créanciers qui alimentait les fournaises infernales de Potosí. »

La grande accélération du XX° siècle

Les mécanismes d’appropriation des ressources et les investissements financiers à l’étranger soutenus par la puissance des gouvernements ne se sont évidemment pas limités à la conquête des Amériques, mais ont été reproduits à chaque phase de l’expansion coloniale européenne, que ce soit en Asie, au Moyen-Orient, ou en Afrique. Et ils se poursuivent encore de nos jours. L’exportation des capitaux a nécessité l’exportation du pouvoir de l’État, et donc de sa violence matérialisée par sa police et son armée. La guerre a ainsi joué un rôle de définition des rapports économiques et marchands, mais aussi de structuration politique des États. Les avancées technologiques et les besoins en matières premières ont considérablement œuvré dans cette progression. De la découverte des premiers gisements de cuivre, à celle de l’uranium, où pour le dire autrement, de la première épée fabriquée à la bombe atomique, les armements militaires n’ont cessé de se perfectionner et de rendre l’étendue des conflits potentiellement infinie.

Au XX° siècle, les guerres sont devenues plus fréquentes et plus meurtrières, et rapportées à leur puissance destructrice, elles n’ont jamais été aussi bon marché. Les États riches mènent des guerres fondamentalement différentes de toutes celles du passé où sont utilisées « des machines extraordinairement puissantes alimentées par de colossaux système industriels, technologiques et logistiques, des machines de guerre nécessitant des quantités croissantes de matières premières et d’énergie et pesant de manière inédite sur l’environnement. »4 La guerre, avec le développement sans précédent du complexe militaro-industriel au XX° siècle, a laissé une empreinte considérable dans la crise environnementale actuelle.

La Première Guerre mondiale inaugure le premier grand conflit fondé sur le carbone. Les usines fonctionnant au charbon produisirent en quantité énorme des munitions, des armes et des véhicules à moteur qui démultipliaient les capacités destructrices des hommes. Mais également de l’environnement : la guerre de tranchées laissa un sol stérile, truffé de métal, impropre à l’agriculture. On comptabilisera 3,3 millions d’hectares affectés par les combats. La masse de terre retournée par l’artillerie (jusqu’à 2 000 m³/hectare) correspond à 40 000 ans d’érosion naturelle. Mais c’est bien la Seconde Guerre mondiale qui amena une rupture décisive et marqua un saut énergétique sans précédent. Les technologies militaires atteignirent des degrés jusque-là inégalés de consommation énergétique, notamment avec le rôle nouveau de l’aviation accroissant brutalement la demande de carburant. La part de pétrole dévolue à l’armée américaine passa de 1 % avant-guerre à 29 % en 1944, et au sortir de la guerre les États-Unis pouvaient produire 20 millions de tonnes de carburants pour l’aviation.

Entre 1940 et 1944, la production industrielle américaine augmenta plus vite qu’à n’importe quelle autre période de l’histoire, elle tripla durant cette période, tandis que celle de matières premières s’est accrue de 60 %. L’investissement public dans les structures de production ou de transport atteignirent des sommets, et le problème du devenir des surcapacités productives après guerre fut résolu par leur reconversion au domaine civil. Les infrastructures et les nombreuses technologies développées pour les besoins de l’industrie militaire furent ainsi mises au service de la globalisation économique et de la consommation de masse de la seconde moitié du XX° siècle. La construction de raffineries et de pipelines conçus pour acheminer le pétrole vers les aéroports militaires permirent la massification de l’automobile après guerre. Les ports aménagés dans le monde entier pour recevoir le matériel de guerre américain furent reconfigurés pour les besoins de la marine marchande. Les structures de production de l’aluminium, développées en masse pour les besoins de l’aviation et dont le procédé de fabrication demeure extrêmement polluant, furent réutilisées pour les équipements industriels, l’automobile, les transports, les turbines… Les programmes de recherches sur la bombe atomique furent poursuivis avec plus de 150 explosions à usage civil menées aux États-Unis (programme « Plowshare » de 1953 à 1977) et en Union Soviétique. Les procédés chimiques découverts par la recherche militaire (dont le DDT ou le célèbre « agent orange » de Monsanto utilisé lors de la guerre du Vietnam5) servirent à l’agro-industrie pour ses besoins en pesticides… Ces exemples, bien loin d’être exhaustifs, ne donnent cependant qu’un aperçu limité des conséquences environnementales que les guerres ont engendré.

Vers un sursaut anti-militariste ??

Malgré la puissance destructrice des guerres faisant toujours rage de nos jours, les luttes anti-militaristes s’amenuisent. La dernière grande mobilisation de masse contre la guerre remonte à l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. La violence de la guerre, on l’a vu, est inhérente à la violence capitaliste. La catastrophe écologique en train de se jouer présage des bouleversements importants dans les années à venir, et la gestion des ressources planétaires deviendra vraisemblablement un enjeu majeur sujet à de nouveaux conflits. Dans ce cadre, la jonction des luttes écologistes, anti-capitalistes, et celles œuvrant contre les guerres deviendront peut être le symbole d’une alternative à l’impasse dans laquelle l’humanité semble bloquée aujourd’hui.

[Fred]

1James C. Scott « Homo Domesticus, Une histoire profonde des premiers Etats » – 2019 – Éditions La Découverte

2Fabian Scheilder « La fin de la mégamachine » – 2020 Éditions du Seuil, ainsi que les citations suivantes.

3Eduardo Galeano « Les veines ouvertes de l’Amérique Latine » – 1981 – Librairie Plon

4Christophe Bonneuil / Jean-Baptiste Fressoz « L’événement Anthropocène » – 2013 – Éditions du Seuil, ainsi que les données chiffrées qui suivent.

5Un autre exemple emblématique est la guerre du Vietnam où la destruction physique de l’environnement de l’ennemi constitua un objectif militaire prééminent : utilisation de bombes incendiaires, de napalm et de défoliants laissèrent des effets mutagènes sur les populations près d’un demi-siècle après la fin des combats. On estime que 70 millions de litres d’herbicides ont été déversé entre 1961 et 1971, que 40% des terres arables ont été contaminées, et que le Vietnam a perdu 23 % de sa superficie forestière.

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