S’opposer au nucléaire, et vite !

Nous vivons une époque trépidante. A peine encaissé le choc d’une pandémie mondiale venant remettre en cause le fonctionnement de nos sociétés, qu’une nouvelle déflagration vient encore assombrir les maigres perspectives d’un avenir planétaire plus radieux. Les combats actuellement livrés en Ukraine font ressurgir le spectre presque oublié d’un possible conflit généralisé entre nations, et avec lui, en plus de toutes les violences indissociables à une guerre, revient également au devant de la scène le risque nucléaire.

Une menace, elle aussi presque tombée dans l’oubli, à en croire la récente réhabilitation du nucléaire civil par certaines instances (et même par certains écologistes!) qui n’hésitent pas à présenter l’énergie atomique comme élément clé de la lutte contre le réchauffement climatique. La Commission européenne a dans ce sens adopté au mois de février dernier le projet de “label vert” pour le nucléaire. Celui-ci permet de reconnaître son utilité pour réduire l’émission de gaz à effet de serre, et ainsi de mobiliser des fonds privés et de bénéficier d’autres avantages liés à la croissance verte. Le gouvernement français a quant à lui annoncé un plan de relance avec la construction d’au moins 6 nouvelles centrales EPR d’ici 2035 (et 8 supplémentaires en « option ») pour répondre aux enjeux de la transition énergétique, mais sans pour autant revenir sur les déboires que connaît la filière depuis des années…

Cette promotion de l’énergie nucléaire n’est pourtant pas nouvelle et remonte même à ses débuts dans les années 50, où l’argumentation justifiant une action contre le réchauffement était généralement couplée avec celle de la demande d’énergie croissante et celle de l’épuisement prochain des ressources fossiles. Rien de nouveau donc depuis plus de 70 ans, mis à part que le monde est toujours plus chaud, et plus nucléarisé… Ainsi, les promoteurs de cette énergie « propre » que serait le nucléaire jouent facilement sur le fait, qu’effectivement, le fonctionnement d’un réacteur n’émet pratiquement pas de gaz carbonique. Mais ils évitent généralement de s’aventurer plus en détail sur l’ensemble des impacts en amont et en aval de la production, pourtant fortement générateurs de pollutions. De surcroît, les nombreuses impasses qui demeurent à ce jour irrésolues par les adeptes de cette technologie ne permettent pas d’envisager une solution réaliste et souhaitable à la question climatique.

En effet, la construction des réacteurs, l’extraction du minerai d’uranium dans des pays tiers, son transport, son affinement et son enrichissement consomment beaucoup d’énergie fossile et de matières telles le béton et l’acier. Il n’existe par ailleurs aucune solution opérationnelle et sûre dans aucun pays pour gérer les déchets, tous les projets restent au mieux expérimentaux, ou se sont avérés défaillants. La solution sans garantie envisagée par les plus gros pays producteurs de déchets reste tout bonnement d’enfouir leurs déchets pour 100.000 ans en couche profonde, sachant que certains des déchets les plus dangereux dureront des millions d’années. Ce traitement représente un coût énergétique carboné incalculable et des installations gigantesques nécessitant d’énormes travaux. Sans compter la sécurité liée aux modalités de stockage et aux risques géologiques pouvant entraîner des contaminations et qui constitue par ailleurs un immense fardeau laissé aux générations futures. Ainsi la création contestée d’un immense centre de stockage souterrain (Cigéo) à Bure dans la Meuse nécessiterait des travaux pharaoniques pendant des dizaines d’années, et « même si l’installation s’avérait fonctionnelle, elle n’a été dimensionnée que pour accueillir les déchets des centrales existantes, soit 85 000 m. Si la France devait construire de nouvelles centrales nucléaires, comme l’ont proposé Emmanuel Macron et de nombreux autres candidats à la présidentielle française de 2022, il faudrait donc lancer la création d’un nouveau chantier d’enfouissement. »1 Enfin, le démantèlement à venir des centrales nécessitera des travaux importants qui poseront des problèmes difficiles à résoudre. La question est pourtant essentielle, mais reste sans réponse. La centrale de Brennilis en Bretagne, mise à l’arrêt en 1985, n’est toujours pas démantelée 35 ans plus tard, et représente un surcoût financier colossal, évalué à au moins celui de la construction, si ce n’est le double.

D’autre part, les engagements pris pour respecter l’Accord de Paris et éviter une dégradation plus importante du climat impliquent de diviser par deux les émissions de CO2 fossiles d’ici 2030 et de parvenir à zéro carbone fossile en 2050. Ils nécessitent donc une action immédiate : « Le premier objectif de 2030 devrait être une priorité absolue, sachant que la plupart des experts s’accordent à dire que l’on évitera difficilement un réchauffement de +1,5°C à cette échéance et que l’on risque un point de non-retour d’emballement climatique à partir de la deuxième moitié des années 2030. » Or, là encore, le nucléaire ne répond pas au défi. Les délais envisagés par EDF pour la construction des 6 nouveaux EPR permettraient au plus tôt une mise en service d’ici 2035. Mais la capacité de l’opérateur historique et de ses sous-traitants à tenir leurs délais laissent présager des retards importants. La centrale de Flamanville prévue pour 2012 n’est toujours pas opérationnelle 10 ans plus tard, et l’EPR construit par AREVA en Finlande a connu 12 ans de retard. On peut légitimement s’interroger sur l’objectif de 2035, qui est de toute façon bien trop tardif pour apporter une influence significative sur la réduction des émissions de carbone.

D’autres arguments viennent encore mettre en doute la capacité du nucléaire à incarner une alternative crédible aux énergies fossiles. En France, pays pourtant fortement nucléarisé, le nucléaire représente, comme on l’entend souvent, environ 70 % de l’électricité, mais seulement 17 % de son énergie globale. Les énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) représentent ainsi quant à elles près de 70 % de la consommation française. Ces chiffres laissent entrevoir les conséquences et les limites qu’une substitution entraînerait : « Si la France voulait remplacer sa consommation d’énergie fossile par du nucléaire, notamment pour promouvoir la voiture électrique, elle devrait construire de l’ordre de 200 à 250 nouveaux réacteurs selon les normes actuelles. » Au niveau mondial, le nucléaire ne représentait en 2020 qu’une part très minime de l’énergie consommée sur Terre, de l’ordre de 2,3 %. Selon l’AIEA (Agence Internationale de l’Énergie Atomique), la filière ne « disposerait de réserves d’uranium à un coût acceptable d’un point de vue énergétique et financier que pour moins de 100 ans, sachant qu’au-delà de 2040 il faudrait de très lourds investissements. Si la production nucléaire devait doubler, pour approcher 5 % de l’énergie mondiale, cela signifierait la construction de 450 nouveaux réacteurs, mais aussi une division équivalente des réserves, soit moins de 50 ans. Si le nucléaire devait remplacer le seul charbon (environ 21 % de l’énergie mondiale), il resterait moins de 10 ans de réserves de combustible, avant de devoir fermer toutes les centrales. Et si le nucléaire devait remplacer l’ensemble des énergies fossiles, il y aurait moins de 3 ans de réserves. »

Dès lors, il est assez évident de s’apercevoir que les choix de maintien ou de relance du nucléaire ne sont pas déterminés dans le but d’apporter une réponse effective au réchauffement climatique, et que les intérêts les motivant dépassent de loin la question environnementale. Le contexte géopolitique actuel nous rappelle très clairement que l’utilisation du nucléaire civil ne peut être dissocié de son rôle stratégique militaire. A l’heure où de fortes tensions entre grandes puissances ressurgissent, la menace de l’utilisation de l’arme nucléaire et la question de l’approvisionnement énergétique sont autant de facteurs pouvant déterminer l’issue d’un conflit. La centrale de Tchernobyl, près de 35 ans après l’explosion liée au dysfonctionnement de l’un de ses réacteurs, et aujourd’hui privée de système d’alimentation et de contrôle, porte à la fois le symbole du risque structurel inhérent à cette technologie, mais aussi celui du bouleversement extérieur venant accroître des potentialités d’accident déjà très fortes. Aussi, l’ironie du sort veut que ceux qui prétendent agir pour sauver la planète nous confronterons dans un futur proche à un risque accru, car les sécheresses, canicules, tempêtes ou séismes annoncés de manière plus fréquente et virulente en raison du réchauffement climatique constituent dès lors une menace supplémentaire et certaine dans un monde encore plus nucléarisé. N’oublions pas que la catastrophe de Fukushima est survenue à la suite d’un tsunami… Pour autant, des solutions pour sortir de l’impasse atomique existent, et certains pays renoncent d’ores et déjà à cette énergie incontrôlable et mortifère. Des alternatives appelant à plus de sobriété, à repenser nos modes de production, et à développer de réelles énergies renouvelables contrecarrent et permettent de s’opposer au caractère inéluctable de la doctrine nucléariste du « jusqu’ici, tout va bien ». [Fred]

1Voir l’article de Frédéric Durand : « Nucléaire, une fausse solution pour le climat? », Revue Terrestres, 16 février 2022. Les citations suivantes sont extraites du même article. https://www.terrestres.org/2022/02/16/nucleaire-une-fausse-solution-pour-le-climat/

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