Reprendre la Terre aux machines

L’Atelier Paysan est une coopérative qui conçoit et fabrique du matériel agricole dans une logique d’autonomie par l’entraide, et de rupture avec l’agriculture « industrielle ». Les machines sont conçues par des paysan.ne.s, construites lors d’ateliers collectifs, et sont faites pour s’adapter aux besoins spécifiques de chaque ferme et pour être réparées facilement. Pendant le confinement du printemps 2020, leurs activités étant mises en suspens, une poignée de membres en a profité pour écrire un « manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire » intitulé Reprendre la Terre aux machines (collection Anthropocène – Seuil). Merci le confinement, car ce livre est un bijou ! Concis mais complet, facile à lire, il éclaire l’évolution historique de l’agriculture, les (des)équilibres actuels, et les pistes de transformation.

Les « alternatives » ne suffisent pas

L’agriculture et l’alimentation « modernes » ont une responsabilité importante dans la dégradation des écosystèmes et de notre santé. Emissions de gaz à effet de serre, dégradation des sols et de la biodiversité, pollution des eaux, tout cela pour fournir de la nourriture ultra-transformée, trop grasse, sucrée ou salée, provocant diabètes, obésité ou cancers. Et parallèlement, la souffrance des agricultrices et agriculteurs est immense, avec un taux de suicide supérieur de presque 30 % aux autres professions. Tout cela a déjà bien été documenté, et ce livre ne revient pas dessus en détail.

Partant de ce constat, de nombreux.ses paysan.ne.s et consommateurs et consommatrices ont fait le choix de développer d’autres formes de production et de consommation, comme l’agriculture biologique ou les circuits courts. Dans ce mouvement des alternatives, dans lequel se situe l’Atelier Paysan, il y a souvent l’espoir de servir d’exemple à la population et aux décideurs, ce qui permettrait à terme de généraliser ces alternatives. Mais l’Atelier Paysan considère aujourd’hui que « ces alternatives ne constituent pas un projet politique en elles-mêmes, et ne mettent pas en danger l’agriculture industrielle ». Ainsi, les ventes de pesticides ont augmenté de 22 % entre 2009 et 2018, les terres arables continuent de reculer au profit du béton à raison d’un département français moyen tous les dix ans, des dizaines de fermes disparaissent chaque semaine, et « ceux qui restent travaillent sur des exploitations toujours plus capitalistiques : de plus grosses machines, des surfaces plus grandes, avec des bâtiments plus chers et des dettes plus pesantes ».

Pour comprendre pourquoi le système reste figé dans sa logique destructrice, il faut déjà décortiquer et comprendre son fonctionnement. C’est l’objet d’une bonne partie de ce livre, qui revient sur les mécanismes historiques, technologiques, sociologiques et économiques ayant conduit à la situation actuelle. Cela permet notamment de replacer la responsabilité : pour l’Atelier Paysan, les agriculteurs et agricultrices en « conventionnel » sont trop souvent désigné.e.s comme responsables des conséquences écologiques et sanitaires néfastes du secteur, alors qu’ils et elles sont plutôt victimes d’un système qui les emprisonne dans ce rôle.

Les verrous de la modernisation

La plupart des exploitant.e.s agricoles ne sont aujourd’hui que de simples rouages dans la machine agro-alimentaire, produisant des matières premières pour l’industrie de la transformation et la grande distribution, sans véritable contrôle sur leur outil de production. C’est le résultat de la « modernisation » de l’agriculture, entamée dès le XIXe siècle, accélérée après la deuxième guerre mondiale et toujours à l’œuvre aujourd’hui. Elle est le fruit de l’idéal de progrès de la civilisation occidentale, et du mépris des classes dominantes pour les paysan.ne.s et le travail de la terre. Le « progrès » permettait alors de se débarrasser des labeurs agricoles répugnants, et de « civiliser » les paysan.ne.s. Mais la modernisation répond aussi au besoin du capitalisme de produire de la nourriture bon marché, pour dégager une plus grande part du revenu des ménage à l’achat de biens de consommation issus de l’industrie.

L’Atelier Paysan décrit plusieurs « verrous » qui permettent à cette modernisation de poursuivre sa logique malgré ses effets délétères. D’abord un verrou politico-économique, avec les accords de libre échange internationaux et le marché unique européen institué dans les années 1990. Ces accords permettent aux produits agricoles et alimentaires de circuler librement, tirent donc les prix vers le bas, et font disparaître les producteurs et productrices des pays où le travail est mieux rémunéré et protégé. La France, qui était autosuffisante en fruits et légumes au début des années 1990, ne produit aujourd’hui que la moitié de ce qu’elle consomme, pendant que l’Espagne s’est imposée comme un exportateur majeur de produits agricoles.

Un autre verrou finement décrit par l’Atelier Paysan est le poids de la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire. La FNSEA est omniprésente dans le monde agricole : chambres d’agriculture, assurances, banques, MSA (la sécu agricole), formation professionnelle, etc. Depuis toujours, elle organise avec l’État la modernisation de l’agriculture, qui profite à ses dirigeant.e.s pleinement intégré.e.s à l’agriculture capitaliste. Et alors même que ses orientations font disparaître plus de 200 fermes par semaine, elle se pose parallèlement comme protectrice de la filière et de l’identité agricole, notamment face aux « attaques » de celles et ceux qui voudraient changer le modèle agricole. Selon l’Atelier Paysan, cette imposture fonctionne grâce à la difficulté pour les agricultrices et agriculteurs de reconnaître que tout ce qu’on leur a fait faire depuis des décennies était une erreur. Le syndicat joue alors sur la peur qu’un changement de modèle agricole fasse disparaître les exploitations agricoles « modernes » auxquelles les exploitant.e.s vouent leur vie.

Le livre décortique aussi le verrou technologique, en mettant en évidence que « la technologie n’est pas neutre : elle est une force de transformation du monde – du monde sensible et du monde social ; elle est porteuse de logiques de séparation et de domination, de pertes de savoir-faire et d’autonomie » Elle façonne les paysages et les vies. Ainsi le tracteur, source d’immenses gains de productivité, pousse à agrandir les surfaces et arracher les haies pour faciliter son utilisation. Les machines poussent aussi à la spirale de l’endettement, qui permet de se moderniser sans cesse pour ne pas couler, mais qui emprisonne dans l’exigence de rentabilité pour rembourser les emprunts. C’est ainsi que l’endettement moyen d’un.e exploitant.e agricole était de 160 000€ en 2010, et même 200 000€ pour les moins de 40 ans ! Cette spirale accroit aussi la dépendance aux industries (pétrole, engrais, semences), censées fournir les moyens de la rentabilité.

Les moyens du changement

Pour faire sauter tous ces verrous, l’Atelier Paysan appelle à un vaste mouvement visant l’installation d’un million de paysan.ne.s en dix ans. Sacrée inversion de tendance, puisqu’il n’y en a plus que 400 000 aujourd’hui, contre 5,1 millions en 1954 ! Un tel mouvement se baserait sur trois piliers : le rapport de force, les alternatives et l’éducation populaire, et aurait trois revendications principales. D’une part, des « prix minimum d’entrée » pour les importations, pour rompre avec le libre échange sans tomber dans un protectionnisme « souverainiste ». En effet, ce mécanisme ne pousserait pas les exportateurs des autres pays à baisser leurs prix, au contraire il les forcerait à les augmenter. Cela pourrait permettre l’émergence de mouvements sociaux locaux réclamant une meilleure rémunération du travail agricole. D’autre part, la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation, basée sur les trois piliers de la sécu : universalité, cotisations sociales et conventionnement. Ainsi, chaque citoyen.ne cotiserait pour avoir ensuite accès à une certaine quantité de nourriture produite par des paysan.ne.s conventionné.e.s selon des critères choisis démocratiquement. Enfin, une désescalade technologique, avec la généralisation de technologies qui émancipent, contrairement aux technologies actuelles qui emprisonnent.

La richesse des réflexions sur ces propositions est extrêmement stimulante, et représente encore un argument pour (s’)offrir ce super bouquin pour Noël. Elle donne aussi envie de pousser la réflexion pour d’autres secteurs d’activités, car il n’y a pas que l’agriculture à transformer ! [Joce]

This entry was posted in General. Bookmark the permalink.