A la frontière de l’inhumanité

Ce n’est pas nouveau, mais ne faut-il pas se le rappeler régulièrement : des milliers de réfugiés meurent aux frontières de l’Europe, et… en Europe. Lorsque le 24 novembre, 27 d’entre eux se noient quasiment sous nos yeux à quelques encablures de Calais, les politiques versent des larmes de crocodiles pendant 24h pour passer rapidement à l’ordre du jour et réfléchir aux moyens de stopper leur venue. Dorénavant, Frontex, l’agence européenne des garde-frontières et des garde-côtes, survolera jour et nuit la Manche pour empêcher les traversées.

Lorsque plusieurs milliers d’exilés, souvent en famille, sont bloqués à la frontière polonaise placée sous état d’urgence, dans une jungle marécageuse, par un froid glacial, sans accès à de l’eau potable ni à de la nourriture, sous prétexte que le dirigeant biélorusse les instrumentalise, on oublie de dire que ces réfugiés fuient la guerre ou des conflits armés en Irak, Syrie, Libye et Yémen dans lesquels des Etats européens sont directement ou indirectement impliqués.

Quand chaque semaine des dizaines de personnes s’échappant de l’enfer libyen périssent en Méditerranée, une mer de plus en plus militarisée, on nous raconte que la fameuse agence Frontex, forte de 2000 agents et d’un budget constamment augmenté, est « engagée à sauver des vies en mer, en étroite coopération avec tous les acteurs opérationnels ». Or la réalité est toute autre : elle ne sauve pas de vies et n’informe pas les ONG présentes en mer des chaloupes à la dérive. Au contraire, elle collabore avec les garde côtes libyens qui traquent les réfugiés et les ramènent brutalement vers la Libye. Ses membres n’hésitent pas à effectuer eux-mêmes des renvois illégaux (pushback) d’embarcations de réfugiés tentant de franchir la mer entre la Turquie et la Grèce. Sans oublier que les navires de secours, s’ils ne sont bloqués à quai pour des raisons factices, sont souvent contraints d’errer avec à bord des centaines de réfugiés parmi lesquels des malades, des femmes enceintes, des personnes traumatisées, quémandant parfois pendant des semaines le droit d’accoster.

Tandis que les Européens font mine de s’offusquer du projet de mur de Trump à la frontière mexicaine, la forteresse Europe s’érige inexorablement avec des barrages appelés cyniquement « murs anti-migrants ». Il en existerait à l’heure actuelle onze, soit 1200 km de barbelés tranchants et de murs en béton ! Le plus ancien, séparant l’Afrique de l’Europe, se situe à Ceuta et Melilla. En Bulgarie, 176 kilomètres de clôtures de barbelés marquent la frontière avec la Turquie. La Hongrie a dès 2015 réalisé à la frontière avec la Serbie et la Croatie 175 kilomètres de clôtures de barbelés de quatre mètres de haut. Une autre existe entre la Grèce et la Turquie et d’autres à la frontière de la Lituanie, de la Lettonie, de l’Autriche. La Pologne projette quant à elle la mise en place d’un mur la séparant de la Biélorussie; sans oublier la barrière de Calais de 4 m de hauteur et long d’un kilomètre, financé par la Grande-Bretagne.

Les murs ne pouvant que freiner l’arrivée de réfugiés sans la stopper, un maillage de centres, véritables camps d’internement pour certains, est en cours de réalisation avec des fonds européens. Des Etats proches ou plus lointains du pourtour méditerranéen bloquent les passages de telle sorte que les réfugiés sont parqués dans des camps officiels comme au Niger, en Turquie et en Grèce mais souvent informels comme au Maroc ou à Calais. Le nouveau camp pour demandeurs d’asile inauguré en septembre 2021 sur l’île de Samos en Grèce est décrit comme une véritable « prison à ciel ouvert » par Médecins sans frontières. Ce centre moderne, isolé, ultra-sécurisé sert de pilote pour les futurs camps.

Les dirigeants européens violent un principe fondamental : Toute personne cherchant protection a le droit de demander l’asile dans l’espace Schengen. Une grande partie des personnes cherchant l’asile pourrait l’obtenir si ce principe était respecté. L’équation est donc simple : Conserver le droit d’asile sans avoir à l’appliquer. Il faut en conséquence empêcher les réfugiés d’entrer en Europe pour ne pas avoir à leur garantir cette protection. Les responsables européens considèrent qu’il est nécessaire de resserrer les mesures d’exclusion et c’est pourquoi un nouveau « pacte sur la migration et l’asile » a été présenté en automne 2020 pour « mettre en place un système de gestion de la migration prévisible et fiable » dans la continuité des conventions de Dublin.

Ce nouveau pacte – en voie d’adoption – prévoit par différents moyens de réduire le nombre de réfugiés en Europe : Afin de désaturer les camps aux frontières européennes, de nouveaux accords de réadmission seront signés avec des Etats dans lesquels il sera également possible de réaliser une « procédure frontière » ou « accélérée » pour demandeurs d’asile, lesquels se verraient d’emblée déboutés notamment s’ils sont originaires de pays dont moins d’un cinquième des demandes d’asile sont acceptées. Comble de cynisme, des centres dans lesquels sera réalisée la « procédure frontière » pourront également être installés au sein même de l’Union européennes tout en étant considérés comme extraterritoriaux. Les personnes demandant l’asile y seront enfermées puis déportés sans qu’officiellement elles aient foulé le sol européen.

Ce petit tour d’horizon non exhaustif de mesures de plus en plus policières à l’encontre de personnes en recherche de protection s’accompagne d’une répression accrue pour les solidaires, ceux et celles qui tentent de soutenir les exilés. Des centaines de personnes en Europe sont traînées devant la justice pour leur engagement. Ainsi, un procès s’est ouvert le 24 novembre à Lesbos contre Sarah Mardini et Seán Binder, deux jeunes vingtenaires, qui avec d’autres ont participé à des opérations de recherche et de sauvetage de chaloupes à la dérive. Accusés de «trafic humain», de «blanchiment d’argent», de «fraude», «espionnage», ou encore d’appartenir à une «organisation criminelle», ils sont passibles de 25 années de prison.

Tant que des guerres seront entretenues notamment par des ventes d’armes, que des régimes liberticides seront soutenus pour des intérêts géopolitiques et économiques, que les environnements écologique et socio-économique seront détruits au profit de multinationales, des femmes et des hommes continueront de prendre le chemin de l’exil, pour la majorité d’entre eux vers les pays voisins où ils sont accueillis par millions. Quant aux Etats européens, ils bafouent systématiquement leurs propres principes : Le droit d’asile devrait rester inaliénable, le brader c’est sacrifier toute humanité. [Tissa]

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