Un monde à changer ?

L’histoire de la crise environnementale et climatique est souvent racontée comme le fait d’une prise de conscience soudaine des erreurs commises « dans le passé ». Il y aurait un avant, sorte de période obscure où l’être humain ignorait les conséquences de ses actes, et un après où il dispose de savoirs modernes et ne peut plus ignorer les effets de ses activités. Tout irait pour le mieux, car celui-ci, dorénavant averti et résolument déterminé à racheter sa mauvaise conduite antérieure, ne serait plus qu’à un doigt de sauver la planète !

Ce récit optimiste, aux allures de fable pour enfants, accrédite l’idée d’une conception linéaire du progrès où l’innovation technologique n’aurait de cesse d’amener l’humanité vers un stade plus avancé et favorable à son développement. Il limite ainsi la résolution des enjeux écologiques contemporains au seul domaine techno-scientifique, et exclu tout autre champ de réflexion, notamment socio-économique et politique. De ce fait, il contribue à la dépolitisation des débats environnementaux en masquant les antagonismes qui mettent en valeur les liens pourtant indissociables entre la poursuite du « business-as-usual », l’accroissement des inégalités, et la destruction du monde vivant.

Le mythe du progrès en question

Les historiens des sciences, des techniques et de l’environnement l’ont pourtant bien montré : les savoirs qui ont existé concernant le changement climatique remontent au moins au XVIe siècle1. La question du lien entre déboisement et changement climatique est par exemple très présente à la fin du XVIIIe siècle. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les arguments liant l’environnement à la santé sont omniprésents dans les plaintes et les procès contre les usines polluantes. Les connaissances scientifiques sont déjà suffisamment élaborées pour analyser sérieusement les conséquences de l’activité humaine sur la planète : Joseph Fourier théorise l’effet de serre en 1824, Svante Arrhenius affirme dès 1896 que la combustion des matières fossiles peut avoir comme conséquence une augmentation du réchauffement global. Le mythe de « la prise de conscience soudaine » ne résiste donc pas à l’étude historique : le risque technologique et les limites physiques des capacités terrestres ont été conceptualisés et considérés par les économistes et les dirigeants dès l’époque moderne et durant toute la période industrielle. Il n’a pas fallu attendre le premier rapport du GIEC de 1990 où le sommet de la Terre des Nations Unies tenu à Rio deux années plus tard pour que des alertes et des oppositions soient lancées !

Ainsi, si les controverses environnementales sont contemporaines de l’utilisation massive des nouvelles ressources énergétiques et technologiques employées durant cette période, pourquoi, leur nocivité étant alors avérée, celles-ci n’ont-elles pas été stoppées ? C’est à ce niveau qu’il faut s’attaquer à un deuxième mythe : celui de la transition énergétique. Ce concept voudrait associer à l’abandon d’une ressource son remplacement par une autre plus efficiente ou moins polluante. C’est ainsi qu’à l’utilisation du bois aurait succédé celle du charbon, et qu’au pétrole succéderait les énergies dites renouvelables. Or, là encore, le raisonnement ne tient pas face à un examen critique : « Il n’y a pas de transitions énergétiques à l’échelle globale, mais uniquement des additions ; à chaque fois qu’une nouvelle source d’énergie devient dominante, ce n’est pas en vertu d’une qualité intrinsèque supérieure ou d’un coût inférieur, mais parce qu’elle favorise un bloc social particulier, un système socio-économique ou une configuration géopolitique. L’histoire matérielle des sociétés modernes est fondamentalement cumulative » 2. Les exemples de la déforestation en Amazonie ou de l’ouverture de faramineuses mines de charbon en Australie illustrent parfaitement cette thèse. La consommation de matières premières est en constante augmentation depuis les débuts de l’ère industrielle et aucune n’a connu à ce jour de baisse significative, excepté durant la mise à l’arrêt d’une partie de l’économie en 2020 lors la pandémie de Covid-19… La société ne se décarbone pas – loin de là – et n’est pas en voie de le faire, malgré les promesses de transition largement mises en avant par le discours dominant.

Tous responsables ?

Le constat est alarmant, chacun le sait. L’humanité n’est pas confrontée à une simple crise environnementale passagère, mais est entrée, du fait de son activité insensée, dans une nouvelle ère géologique nommée anthropocène. Ce terme caractérise l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, dépassant les forces géophysiques. Si le concept a le mérite de donner une importance certaine à la gravité de la situation, « il a toutefois la fâcheuse tendance d’unifier l’humanité de manière indifférenciée : désigner l’espèce humaine comme responsable de la crise environnementale, c’est oublier les rapports économiques, sociaux et coloniaux qui, sous l’effet de la classe dominante, ont conditionné le changement climatique »3. En effet, des études récentes sur les inégalités mondiales montrent que la carte de la pollution par le carbone se confond parfaitement avec celle des disparités économiques. Les 10% les plus riches de la population mondiale émettent près de 48% des émissions mondiales – les 1% les plus riches en produisant 17% du total – tandis que la moitié la plus pauvre de la population mondiale n’est responsable que de 12%. Des richesses générées ces dernières années dans le monde, 82 % ont profité aux 1 % les plus riches, alors que les 3,7 milliards de personnes qui forment la moitié la plus pauvre de la planète n’en ont rien vu.

Mais au delà d’exemples chiffrés, c’est bien les causes structurelles – que sont le capital, le productivisme, la colonisation, la guerre, le patriarcat, l’idéologie du progrès, le consumérisme, etc. – qu’il faut identifier comme source du problème, et non rester figé dans le cadre d’analyse sectoriel et techniciste imposé par les tenants d’une croissance à tout prix. Autrement dit, « quand on parle d’agir pour le vivant, on devrait commencer par prendre conscience de qui agit contre le vivant »4. Le discours dominant est au contraire celui d’un dépassement de la politique classique par la question écologique où il faudrait avancer ensemble au-delà des clivages, pourtant :  « il est important de réaliser qu’il n’y aura jamais de consensus écologique, car il ne peut pas y en avoir un : nous devons choisir entre des politiques environnementales pour la majorité ou pour une riche minorité, et il n’y aura probablement jamais consensus autour d’une de ces deux options »5. Il importe de s’extraire du faux débat posé sur la question technologique et la notion de progrès laissant comme seule alternative le retour à la bougie ou la 5G, mais plutôt comprendre qu’avec le dérèglement climatique et la destruction du vivant, il n’y a seulement que des gagnants et des perdants. Des pays comme la Russie et la Chine pourront profiter des larges réserves d’hydrocarbures en arctique rendues disponibles par la fonte des glaces, d’autres pays industrialisés tels l’Allemagne ou la France investiront dans le développement du photovoltaïque ou de l’éolien, et les communautés autochtones des pays du sud n’auront qu’à subir les conséquences de l’extractivisme et des monocultures destinées au captage du carbone pour compenser les industries polluantes des pays riches…

Et maintenant ?

Les décisions et accords pris lors des sommets internationaux sont symptomatiques des quelques éléments de réflexion énoncés brièvement ci-dessus. Un article scientifique récent montre que la majeure partie de toutes les réserves énergétiques connues doivent être laissées dans le sol pour qu’il y ait au moins une chance infime d’éviter un réchauffement de plus de 1,5 °C6. Pour être plus précis, d’ici 2050, il faudrait laisser intact environ 90 % du charbon, 60 % du pétrole, 60 % du gaz et 99 % du pétrole non conventionnel. Inutile de préciser que le compte n’y est pas. Et pour l’heure, le seul consensus réellement établi est celui de privilégier des choix à court terme qui ne remettent en cause ni les objectifs de croissance économique, ni les modes de production et de vie dictés par le capitalisme. Les orientations vont dans le sens promu par les multinationales depuis plusieurs décennies, à savoir, un engagement volontaire du secteur privé dans le développement durable et la financiarisation de la nature, plutôt qu’une intervention des gouvernements par le biais de réglementations contraignantes7. Nul ne s’étonnera donc que les mesures de protection de l’environnement soient élaborées selon les intérêts propres au marché, et que le développement des énergies dites renouvelables et des biotechnologies soit pensé comme source de profits colossaux. Le Fond Monétaire International ne s’y trompe pas en prévoyant un surcroît d’investissements à hauteur de 20 000 milliards de dollars sur les deux prochaines décennies afin de faciliter une « transition réussie vers une économie verte » !

Les engagements pris par les instances décisionnelles au niveau mondial ont déjà largement montré leurs insuffisances et leurs effets délétères, mais surtout leur capacité à faire diversion face à la nécessité d’une action réelle. Au lendemain de la Cop 26, l’entreprise Airbus décrochait un méga-contrat de plus de 30 milliards de dollars au salon de l’aéronautique de Dubaï, la politique agricole commune (PAC) reconduite en Europe privilégiait comme à son habitude l’agro-industrie polluante, la France annonçait sa relance du nucléaire, et l’administration Biden organisait la plus grande vente aux enchères fédérale de forage en mer de l’histoire des États-Unis… Les revendications de justice sociale et environnementale émises dans les rues de Glasgow lors du contre-sommet restaient quant à elles lettre morte, tandis que les lobbys pro-énergies fossiles avaient leur place bien au chaud auprès des dirigeants. Pour autant, des solutions existent, et ce qu’il faudrait faire, au moins dans un premier temps, reste assez évident : « mater les lobbys et les entreprises polluantes et extractivistes, laisser le carbone dans le sol, stopper l’agriculture industrielle, mettre en place un rationnement écologique (sur le CO2 par exemple), changer le système fiscal, changer les modes de transport et d’alimentation, punir avec une égale sévérité les atteintes à l’environnement et les atteintes aux biens et personnes »8. Mais pour cela, c’est tout un monde qu’il faut changer…

[Fred]

1« Les Révoltes du ciel – Une histoire du changement climatique XVe-XXe siècle » – Jean-Baptiste Fressoz, Fabien Locher – Éditions Seuil – Octobre 2020

2« Combien pour sauver la Planète ? La fuite en avant des investissements verts » – Nelo Magalhães – Revue Terrestres – Février 2020, voir également : « Carbon Democraty, Le pouvoir politique à l’ère du pétrole » – Timothy Mitchell – Éditions La découverte – Octobre 2013

3« Désintellectualiser la critique est fondamental pour avancer » – Jean Baptiste Fressoz – Revue Ballast – Juin 2018

4Intervention d’une personne présente dans le public lors du Festival « Agir pour le vivant » à Arles en août 2020

5« Les nouveaux marchés financiers sur la nature expliqués à ma grand-mère » – Frédéric Hache – Rapport du Green Finance Observatory – Octobre 2021

6« Unextractable fossil fuels in a 1.5 °C world » – Paul Ekins, James Price, Steve Pye, Dan Welsby & – Revue Nature – Septembre 2021

7« Nature, Le nouvel eldorado de la finance » – Sandrine Feydel, Christophe Bonneil – Éditions La découverte – Mai 2015

8« Désintellectualiser la critique est fondamental pour avancer » – Jean Baptiste Fressoz – Revue Ballast – Juin 2018

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