Mad Max, ou la croissance verte…

Article paru dans l’Épisode cévenol numéro 21.

Dans un contexte de crise climatique majeure et d’annonce sans cesse répétée d’atteinte du pic pétrolier, la question de l’utilisation des énergies fossiles est devenue un sujet d’ampleur auquel gouvernements et industriels sont tenus de se confronter. Fait significatif : même l’influente Agence internationale de l’énergie a affirmé récemment la nécessité d’arrêter tout nouveau projet d’investissement incluant ces énergies fortement polluantes. Pour autant, si des bouleversements sont en cours dans la considération de l’usage des ressources qui ont permis l’essor de l’économie moderne capitaliste au cours des siècles derniers, l’or « noir » pourrait encore avoir de beaux jours devant lui… Et les partisans du système actuel sont bien loin de remettre en cause le mode de production et de consommation que celle-ci sous-tend.

Les tentatives pour enduire d’un vernis prétendument écologique les solutions de remplacement des énergies fossiles fleurissent ainsi au grand jour, et c’est par la science que ce mythe doit être réalisé. Dans une perpétuelle fuite en avant misant sur le progrès technologique pour sauver la planète, la croissance « verte » se révèle être un parfait terrain de jeu pour les investisseurs cherchant de nouveaux profits. C’est donc dans ce sens qu’il faut comprendre l’engouement pour les énergies vertes, et parmi celles-ci, les agrocarburants, censés remplacer les énergies fossiles dans le domaine des transports.

La production industrielle d’agrocarburants dite de « première génération », issus de plantes vivrières comme la betterave, le blé ou le colza, est pourtant très contestable, aussi bien sur le plan économique et social que celui de l’environnement1. Celle-ci entre en concurrence avec les ressources alimentaires, génère déforestations, dégradations et accaparements de terres, notamment au détriment de la petite paysannerie des pays du Sud. Elle participe également à la flambée des prix agricoles et renforce les inégalités dans un contexte de crise alimentaire mondiale. Ce choix industriel présente de surcroît un bilan énergétique mitigé, un impact désastreux pour les ressources naturelles et l’équilibre des écosystèmes. Certains agrocarburants sont même accusés d’émettre plus de CO2 que le diesel ou l’essence classiques ! De plus, les agrocarburants n’ont pu être lancés et ne sont rentables aux États-Unis et dans l’Union européenne aujourd’hui que grâce à de fortes subventions, détaxations et protections à l’importation.

Conscientes de ces déconvenues et cherchant de nouveaux débouchés commerciaux, les recherches scientifiques actuelles portent sur une nouvelle génération d’agrocarburants à base de micro-algues, réputées fournir un meilleur bilan énergétique et être non consommatrices de terres arables. Mais là encore, la formule magique ne fonctionne pas : la production de masse des micro-algues nécessite de forts besoins en énergie de transformation, rendant son coût de production bien plus élevé que celui des carburants fossiles pour être commercialisé. Par ailleurs, la productivité des micro-algues provient de leur capacité à générer des lipides par photosynthèse, donc dépend potentiellement de l’ensoleillement et des conditions climatiques. Les conditions optimales de production n’étant atteintes que dans certaines zones géographiques (Afrique, Brésil, sud de l’Inde…)2, il est fort probable que les pays occidentaux, moins avantagés à ce niveau là, mais pourtant grands consommateurs d’énergies, décentralisent tout où partie de leur production.

De plus, les incertitudes sont grandes au sujet de la sensibilité de la productivité aux variations thermiques, et la contamination par des organismes compétiteurs, prédateurs, ou par des virus, ce qui peut entraîner des pertes importantes de production de l’ordre de 30 % à 50 %. Les auteurs d’un rapport parlementaire alertent pour leur part en janvier 2020 les pouvoirs publics français sur les risques liés au renforcement de l’artificialisation des sols du à l’implantation des bassins de culture des micro-algues lors du passage au stade industriel de production3. Mais le principal obstacle reste selon eux l’absence de sols disponibles : la quasi-totalité des sols français étant déjà affectée à des usages ne permettant pas le développement de cette activité.

Évidemment, les nombreuses start-up innovantes s’engageant dans cette voie prédisent des améliorations de leurs travaux, mais ceux-ci, de l’avis de bon nombre de spécialistes, s’étalent sur encore une durée d’encore au moins quinze ans avant toute mise sur le marché. Ces échéances ne sont donc pas compatibles avec les efforts immédiats sans précédent demandés notamment par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en ce qui concerne la réduction des gaz à effets de serre. En outre, en 2017, les agrocarburants ne représentaient qu’à peine plus de 3 % des carburants consommés dans le monde dans le secteur routier, selon l’Institut français du pétrole et des énergies nouvelles (IFPEN)4. Et l’Agence de la transition écologique (ADEME) a estimé dans son rapport de 2014 que les quantités maximales de micro-algues susceptibles d’être produites sur le territoire français ne pourraient représenter à terme qu’un maximum situé entre 7 % et 15 % de la consommation totale actuelle. Cela donne une idée de la pertinence des projets pourtant annoncés par certains promoteurs comme des solutions « capables à l’échelle mondiale de réparer le climat »5

Mais au delà des critères de faisabilité technique et de l’opportunisme flagrant de tel ou tel porteur de projet, ce sont bien des questions de fond qu’il faut aujourd’hui faire émerger. L’innovation technologique, si performante puisse-t-elle être, ne change en rien la perpétuation du système global de l’économie mondialisée, ni les inégalités qui lui sont inhérentes. Il n’est plus à démontrer que l’histoire récente du développement des nations au centre de la dynamique capitaliste, au delà de l’exploitation salariale, tient pour beaucoup à l’appropriation de ressources, d’énergie et de terres des zones périphériques. L’amélioration du rendement des énergies utilisées depuis le XVIIIème siècle a prouvé qu’un usage plus économe de la ressource ne conduisait pas à une réduction de son usage, mais au contraire à son extension6. L’utilisation du pétrole n’a ainsi pas réduit la consommation de charbon, tout comme le développement des énergies renouvelables ne conduira pas à une réduction des énergies fossiles où nucléaires.

La crise écologique et en particulier climatique révèlent les limites physiques d’un mode de développement qui nous est imposé par les logiques du productivisme et du capitalisme financier. Seule une diminution radicale de la consommation énergétique et matérielle globale permettrait de répondre à la gravité de la situation. Mais pour cela, c’est bien le système dans son entier et ses promesses d’abondances qu’il faut repenser de toute urgence. [Fred]

1 « Manger partout dans le monde ou conduire, il faut choisir » – Bulletin de l’association Attac – Octobre 2009

2 « Efficaces, les «algo-carburants»? » – Le Temps – 26 mai 2014

4 « Tableau de bord biocarburants 2019 » – IFP Énergies nouvelles – 16 juillet 2019

5 « Projet Kodama » – Néomérys, Énergie et Biocarburants

6 Voir en cela la théorie dite de l’« effet rebond » ou « paradoxe de Jevons ».

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