POUR UNE SÉCURITÉ SOCIALE DE L’ALIMENTATION

Léa, 38 ans, vient pour la première fois de franchir le seuil d’un des vingt « restos du Cœur » du Gard. Dans l’impressionnante file d’attente du matin, émue, un peu honteuse aussi, elle est au prise avec un étrange sentiment d’échec. Elle ne pensait pas être obligée un jour de venir demander une aide alimentaire pour éviter que ses deux jeunes ados aient faim le soir. Assistante familiale à temps partiel, avec ses quelques 600€ par mois, elle avait pris l’habitude de se restreindre. Mais depuis qu’elle vit seule avec eux, cela ne suffit plus !

Le flux de personnes tiraillées par la faim, au cœur d’un pays riche1

Léa n’est qu’une de ces 5,5 millions de personnes qui, en France, quasiment invisibles, affrontent la précarité alimentaire. Comme elle, la majorité des demandeurs est composée de femmes seules, à temps partiel, en charge d’enfants. Depuis la crise sanitaire, les jeunes affluent, et avec eux les étudiants qui ne trouvent plus les petits jobs pour financer leurs études ; quelques retraités aussi. Comme elle, la quasi totalité des demandeurs de l’aide alimentaire disposent de moins de 7€ par personne et par jour. On nomme ceci, non sans une certaine pudeur, le « reste à vivre ». Cette somme est le revenu dont dispose une personne, chaque jour, une fois qu’elle s’est acquittée des charges incompressibles telles que les remboursements d’emprunt, le loyer, l’assurance de la maison, l’eau, le gaz, l’électricité. 2

Pourtant le droit à l’alimentation fait partie des droits humains reconnus par le droit international. Il y est dit en substance que la nourriture doit être disponible, suffisante, accessible et salubre pour tous. En France, il n’existe pas de droit constitutionnel de l’alimentation. La puissante mobilisation bénévole, investie dans l’assistance à ceux qui manquent de nourriture, Fédération des Banques Alimentaires, Secours populaire, Croix Rouge, Restos du Cœur, pour les principaux, pallie utilement la déficience publique. Ce dispositif d’aide alimentaire, réalisé entre autre avec la distribution des surplus de l’agriculture productiviste, est présenté non sans un certain cynisme par l’Etat comme une contribution à ce droit humain.

L’urgence d’un projet de société ambitieux pour l’alimentation

La peur du lendemain tiraillé par la faim pour près d’une personne sur dix, les scandales sanitaires et environnementaux, la distribution d’une alimentation peu saine préjudiciable à la santé (obésité, diabète…), les atteintes aux droits des travailleurs, des prix insuffisamment rémunérateurs pour les agriculteurs et les éleveurs, les conflits d’usage des terres, de l’eau, l’effondrement de la biodiversité, etc. : autant d’urgences sociales et climatiques qui devraient nous imposer de changer nos pratiques.

N’est-il pas temps de faire de l’alimentation comme de la santé au sortir de la deuxième guerre mondiale, un besoin essentiel ? N’est-il pas temps de se mobiliser pour un droit à l’alimentation qui transforme le rapport consommateur/producteur et facilite une évolution de notre mode de production agricole ?

Reconstruire des institutions publiques pour que l’alimentation comme la santé, sorte « des lois du marché » 3

L’ambition politique est de redéfinir dans un même projet de société toute la filière agro-alimentaire de la production à la consommation :

    • construire un droit universel à l’alimentation de tout un chacun ;
    • sortir les plus pauvres d’un état de dépendance ;
    • généraliser des pratiques agricoles respectueuses des équilibres écologiques,
    • assurer la juste rémunération de produits sains et de qualité ;
    • aider le monde agricole à s’adapter aux évènements climatiques extrêmes et à anticiper les conflits d’usages à venir, au premier rang desquels la gestion d’une eau qui se fait rare.4

Des propositions concrètes se dessinent depuis quatre ans, notamment à l’initiative d’ingénieurs agronomes de l’INRA de Montpellier. Elles sont portées aujourd’hui par des collectifs et des partis politiques.5 Leur mise en œuvre nécessite de nouvelles lois, relevant du parlement. Ceci suppose en amont, une mobilisation de toute la société comme l’a nécessité en son temps, la mise en place du régime général de la sécurité sociale. 6

C’est en effet d’une extension de la Sécurité sociale qu’il s’agit. Complémentaire aux branches existantes de la maladie, des retraites, des allocations familiales, elle serait alimentée par les cotisations sociales des employeurs et des salariés. Ces cotisations ponctionnées sur la richesse produite, avant la redistribution des bénéfices, seraient « fléchées » vers l’alimentation. Selon des projections à l’étude parmi les experts mobilisés, une des conditions pour accroitre ces cotisations est de revaloriser SMIC et le porter à 1700€ brut.

Une carte vitale de l’alimentation au quotidien

Selon les premières simulations techniques, la carte à puce pourrait être créditée d’un budget de base de150€ par mois, ce qui permettrait de choisir son alimentation en privilégiant l’achat de produits sains, locaux de préférence. Achats réalisés auprès de professionnels divers : agriculteurs, éleveurs, fabricants de produits cuisinés, fournisseurs, restaurateurs, commerçants, secteur bio des supermarchés et collectivités locales.

Comme pour la santé, ces acteurs évoqués seraient conventionnés, au regard de produits et services respectant des critères de qualité et d’un cahier de charges pour s’engager dans la transition écologique.

La création du régime général de la Sécurité sociale, dans le secteur de la santé, a permis depuis 1945, non seulement la prise en charge des prestations de santé mais aussi le financement de vastes programmes d’équipements hospitaliers et de politiques de prévention. A son image, une sécurité sociale de l’alimentation permettrait l’accès de tous à des produits agricoles de qualité, transformés ou pas, mais servirait aussi à financer un programme de développement de l’agriculture paysanne (installation de jeunes agriculteurs, transmission d’exploitations, achat de terres extraites de la spéculation foncière, etc.). Elle permettrait de réaliser des investissements collectifs lourds pour faire face aux effets du changement climatique et faciliter la transition écologique du mode de production agricole. Une perspective encore minoritaire parmi les promoteurs du projet est en débat : la création d’un statut du producteur avec un salaire à la qualification comme pour les soignants.

Prendre à bras le corps ce projet de société, l’inscrire enfin au rang des priorités politiques pour « organiser rationnellement une société juste et solidaire et libérer chacun des incertitudes du lendemain » 7 tel est le défi face auquel nous somme tous affrontés, citoyens engagés, associations, syndicats, collectivités locales et parlementaires !

Ghislaine SOULET. Mialet, 29 Janvier 2023

1 Joseph Pronesti, Président de la Banque alimentaire du Gard ; www.ba30.banquealimentaire.org ; www.restosducœur.org, Délégation Occitanie.

2 Fédération française des Banque alimentaire : 2020 : 2,200 millions de personnes aidées avec 264 millions d’équivalent repas. Banque Alimentaire du Gard, entre 2020 et 2021, accroissement du nombre de demandes d’aide (2/3 de femmes seules auparavant, aujourd’hui la moitié de jeunes de moins de 25 ans), ainsi que de la précarité avec des restes à vivre en majorité de 4 à 5€ par jour.

L’INSEE est depuis peu est chargé de suivre ce phénomène de précarisation qui devient massif en France.

3 Laelia Salvan, Coop’Montreui, entretien avec Dominique Paturel 2019.

D. Paturel et P. Ndiayé : Le droit à l’alimentation durable en démocratie, Champs Social, 2020. 

Bernard Friot, vidéos : fête de l’Humanité 2021 et Là-bas si j’y suis 2022. Revue Causse Commune N°25, dossier p12 : Produire bien et manger sain, 2022.

5 Collectif pour une sécurité sociale de l’alimentation, 2019 : www.securité-sociale-alimentation.org

Europe Ecologie Les Verts, France Insoumise, Parti Socialiste, Parti Communiste et ponctuellement des députés LREM dont Sandrine Le Fleur : Rapport à l’Assemblée Nationale sur la souveraineté alimentaire

6 RÉGIME GÉNÉRAL DE LA SECURITÉ SOCIALE. Créé en 1945 sur proposition du Conseil National de la Résistance. Notons que les propriétaires agricoles, dotés alors de nombreuses caisses mutuelles, méfiants vis à vis d’un régime général mis en place par le ministre PCF du Travail Ambroise Croizat, refusent alors d’y participer.

7 Finalités du Conseil National de la Résistance pour le régime général de la sécurité sociale

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