De la violence en ordre de marche…

Article paru dans l’Épisode cévenol numéro 16.

Il est des réalités qui ne trompent pas. Pourtant, dans l’esprit d’un trop grand nombre de nos dirigeants politiques, l’art de maîtriser le discours médiatique semblerait suffire à pouvoir passer outre la véracité de certains faits. Ainsi, lorsque le plus haut représentant de l’État français déclare solennellement sur un plateau de télévision en mars 2019, en plein mouvement des Gilets jaunes : « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. », le constat pourtant indéniable des milliers d’arrestations et des centaines de blessés comptés parmi les manifestants est alors bafoué, et toute observation critique de la question est coupée court. Mais plus inquiétante encore est la propension de ce type d’injonction a être reprise et banalisée au sein des classes politiques et des médias. Celle-ci conférerait alors paradoxalement une certaine dose d’authenticité à ces contrevérités en poussant l’opinion publique à accepter et à se conformer à ce martelage en boucle.

Le déni de la répression politique et des violences policières est une tradition bien ancrée au pays des droits de l’homme, et la véracité, comme le disait une célèbre philosophe, n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques… Le récent passage de la loi dite de « sécurité globale » à l’hémicycle de l’assemblée nationale, pourtant entaché dans la même période par plusieurs agressions policières révoltantes, ne semble pour l’heure changer que peu de choses à cet omerta. Ce sont maintes légitimations qui ont au contraire abondé pour tenter de justifier des actes inexcusables. De la mise en tension permanente des forces de sécurité depuis 2015 entraînant des difficultés dans l’exercice du maintien de l’ordre, aux comportements violents de certains manifestants nécessitant une réponse proportionnée, de l’irresponsabilité de l’extrême gauche tentant de piéger le gouvernement à un moment inopportun afin de servir son projet politique, chaque tabassage trouve aisément sa raison d’être. Tout au plus, ce sont les responsabilités individuelles de certains fonctionnaires de police qui sont pointées du doigt – ceux qui auraient « déconné », mais qui de fait laissent la part belle à l’ensemble de la profession, tel l’illustre le ministre de l’Intérieur en assénant son « soutien sans faille aux policiers ».

Et là où le discours dominant utilisait autrefois l’euphémisme de « bavure policière » pour couvrir un agent de la paix dont l’arme aurait déversé quelques balles dans le dos d’un suspect, c’est maintenant celui de « brebis galeuse » qui est employé pour cautionner un passage à tabac trop visible et encombrant. Évidemment, du point de vue du capitaine, mieux vaut blâmer un matelot que saborder le navire… Mais si la gravité des actes individuels ne sauraient être remise en question, c’est bien le caractère systémique de cette violence qu’il faut également – et surtout – remettre en cause. Car comment imaginer un seul instant que les ordres donnés par le préfet de police de Paris pour évacuer les campements de migrants du centre de la capitale, tel celui de la République les 23 et 24 novembre dernier, n’ait pas obtenu l’assentiment de l’Intérieur ? Comment ne pas faire le lien pourtant évident entre les tabassages de nombreux journalistes et les entraves faîtes à l’exercice de leur métier lors de manifestations avec le vote de l’article 24 interdisant de filmer les représentants de l’ordre public en action ? Comment ne pas constater la recrudescence des contrôles de routine exercés avec une violence exacerbée depuis la mise en application de l’état d’urgence sanitaire et celui entériné précédemment par la loi renforçant la sécurité intérieure ?

Si, afin de préserver leurs acquis, les syndicats policiers font aujourd’hui bloc derrière leurs collègues montrés du doigt par le gouvernement dans l’esprit corporatiste qui leur est coutumier, il ne faut pas oublier qui leur a lâché la bride jusqu’à aujourd’hui. Du principe de légitime défense accordant toute latitude à leurs agissements à celui d’un service d’inspection de la police dont la partialité pose intrinsèquement question, l’impunité judiciaire est bien ancrée dans l’institution. Et ce ne sont pas les soi-disant expertises qui dans l’immense majorité des cas confortent les acquittements lors de rares procès de policiers mis en cause qui contrediront cette réalité. Cette inégalité de traitement, les proches de victimes d’Adama Traoré, de Cédric Chouviat ou de Zineb Redouane et de nombreux Gilets jaunes l’ont bien comprise… La justice à deux vitesses n’est désespérément plus à démontrer, et il n’est pas difficile de comprendre que gouvernement et représentants des forces de l’ordre ont des intérêts communs à défendre.

La couverture médiatique actuelle des violences policières peut s’expliquer par le fait que plusieurs vidéos, dénonçant de manière incontestable certains de ces abus, ont pu être largement diffusées sur les réseaux sociaux alors que le vote de nombreuses lois liberticides amenant justement ces images à être censurées est en cours. De manière générale, c’est également le climat sécuritaire ambiant et l’arsenal législatif mis en place depuis quelques années afin de parer à l’effervescence de la contestation sociale qui rend l’enjeu du sujet d’autant plus bouillonnant. Ainsi, la tentative d’étouffement idéologique qui l’accompagne n’a en soit rien d’étonnant, car en affirmant que les violences policières n’existent pas, ce ne sont pas seulement les policiers qui sont mis hors de cause, mais ce sont bien les victimes de leurs abus qui disparaissent, et avec elles, tout le contexte social qui l’accompagne. Et c’est bien là l’un des dangers de cette politique totalisante qui voudrait effacer une réalité trop dérangeante et porteuse des germes d’une opposition dont le message ne peut que prendre de l’ampleur. En cela, si chaque jour la possibilité de parler de répression ou de violences policières est restreinte un peu plus, c’est certainement que le passage d’un État de droit à celui d’un État policier suit son cours, mais également qu’un mouvement émancipateur le précède.

Grenouille

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