« C’est du mépris » – interview avec une institutrice

Entretien paru dans l’Épisode cévenol numéro 16.

La rentrée scolaire de la Toussaint s’est déroulée dans un contexte de vif émoi et de tensions avec d’un côté la mise en place improvisée du processus « renforcé » de lutte contre la pandémie du Covid-19 et de l’autre l’hommage national au professeur Samuel Paty organisé en grande hâte par le gouvernement. Nous avons souhaité nous entretenir avec Anna, institutrice dans un quartier populaire d’Alès, afin de revenir sur quelques-unes des nombreuses questions que la situation suscite.

 

Peux-tu nous présenter en quelques mots l’école dans laquelle tu enseignes et quels étaient les principaux ressentis que tu as pu percevoir lors de cette rentrée ?

Je travaille dans une petite école d’un quartier pauvre d’Alès. L’équipe est soudée et bien investie auprès des familles du quartier et des enfants qu’on accueille. Au moment de cette rentrée le ressenti était amer : après nous avoir fait miroiter une rentrée décalée pour que nous ayons le temps de parler, d’échanger et d’exprimer nos ressentis quant à l’assassinant de Samuel Paty, aux difficultés que ça soulève et à comment nous pourrions l’aborder, rien de tout ça n’a été finalement possible. On nous a averti au dernier moment que la rentrée se faisait comme prévu à 8:20 et que donc nous n’échangerions pas au préalable. Nous avons dû faire chacun.e comme on a pu, car nous n’étions pas préparé.e.s à ça, et seul.e.s face à nos élèves ça n’a pas le même sens que lorsqu’on prépare quelque-chose ensemble. On a été choqué.e.s aussi par rapport au collègue assassiné, car c’était une commémoration au rabais. Une minute de silence et la lecture de la lettre de Jaurès aux instituteurs dont une partie a été modifiée. Il nous était aussi demandé de faire une heure de cours sur la laïcité avant la fin du mois….

De nombreux appels à la grève ont été lancés par les syndicats de l’enseignement dans les jours qui ont suivi la rentrée, notamment pour exiger le recrutement de plus de personnels et le dédoublement des classes. Comment toi et tes collègues vous êtes-vous positionnés dans un contexte où le manque de moyens accordé à l’éducation nationale depuis des années tend à rendre illusoire les possibilités de mise en place de mesures effectives de précautions sanitaire ? Quelles étaient vos principales revendications ?

Nous sommes dans un moment de mutation au niveau de l’éducation nationale comme dans tous les services publics. Et même dans ce contexte sanitaire, il n’y a pas de déblocage de moyens pour faire face. Au contraire il y a toujours moins de remplaçant.e.s. Dans l’école, nous avons tou.te.s posé notre préavis de grève de la rentrée dernière jusqu’aux vacances prochaines. Nos revendications, c’était plus de moyens humains, des protections (nous n’avons reçu que des masques en tissu dont les premiers contenaient des agents toxiques). Pour ma part je trouve dommage qu’il n’y ait pas eu au niveau national un mouvement massif pour réclamer des meilleures conditions d’accueil pour les élèves. Mais cela vient en grande partie selon moi du mythe des enfants non contagieux.

Pour ce qui est de la mise en place du protocole, ce que nous avons mis en place à la rentrée était assez proche de ce que nous faisions déjà : nous avions gardé des groupes classes séparés, et une circulation dans l’école qui évite les brassages. Il n’y avait pas de protocole clair d’aération au niveau national, contrairement à ce qui s’est fait dans certains pays voisins : de ce coté là les décisions étaient prises classe par classe, par les enseignant.e.s. Au final, je dirais qu’au niveau sanitaire ce qui a été mis en place a été fortement variable en fonction des écoles, de l’investissement ou non des enseignant.e.s sur ces questions, du nombre d’élèves, des possibilités d’aération, de la disponibilité ou non de savon… Il me semble difficile de dire qu’il y ait eu, à la rentrée, une réponse nationale très claire, anticipée et structurée de ce coté là : nous étions plus dans une forme de bricolage, d’adaptation avec les moyens du bord, notamment avec l’absence d’anticipation sur les questions de la propagation des aérosols et donc, de l’aération.

Le ressenti collectif plus général, c’est à mon sens celui d’être méprisé.e.s, de ne pas être protégé.e.s, que ce soit par rapport à l’épidémie, par rapport aux agressions diverses dont les enseignant.e.s peuvent être l’objet. Pour autant nous n’avons pas fait grève longtemps, car dans le contexte actuel, nous savons à quel point les élèves ne pouvaient pas ne pas être accueilli.e.s dans de bonnes conditions. Le service minimum porte bien son nom… Actuellement – et c’est le cas sur plusieurs écoles -, les instits peuvent ne pas être remplacés pendant plus d’une semaine, et il peut y avoir plusieurs absents par école en même temps. Quand c’est le cas, on nous demande d’ accueillir les élèves, donc de brasser les groupes, ce qui n’a pas de sens au niveau sanitaire. Mais on n’est pas à une incohérence près…

Il y a une déconnexion saisissante entre la posture gouvernementale qui a placé subitement sur un piédestal les personnels soignants ou enseignants durant cette période de crise et le fait qu’aucune de leurs revendications ne semble avoir réellement abouti à ce jour. De quelle manière ressens-tu ce mépris à peine voilé ?

C’est tout à fait ça, c’est du mépris à peine voilé. Heureusement qu’on sait pourquoi et pour qui on fait ce métier. Je crois que tout ça n’est pas nouveau et que si la crise actuelle fait ressortir de tels écarts entre les besoins sur le terrain, ce que promet le gouvernement pour garder la face et satisfaire l’opinion publique ET ce qu’il met réellement en place, tout cela n’est ni nouveau, ni spécifique à ces quelques mois. Il s’agit en fait à mon sens d’un projet néo-libéral bien ficelé depuis plusieurs années. Blanquer s’était publiquement félicité de l’augmentation d’ouvertures d’écoles privées…

Une grande partie de l’attention et des critiques a été focalisée sur le manque de temps alloué aux enseignants afin de préparer correctement l’hommage à Samuel Paty. Pour autant, le fait que le fond du débat ait été largement instrumentalisé par le gouvernement pour son agenda politique a été plus largement occulté. Comment parler sereinement de laïcité ou de valeurs républicaines dans un contexte où la liberté d’expression semble réduite à la nécessité de pouvoir publier les caricatures islamophobes de Charlie Hebdo ?

Oui, c’est un vaste problème et il est difficile de parler de laïcité si on relie forcément cela aux caricatures de Charlie Hebdo (d’autant plus que des élèves de confession musulmane peuvent prendre celles-ci comme une offense personnelle et une attaque à leur religion, puis cela pose d’autres questions, par exemple « est-ce que la liberté d’expression ça veut dire qu’on peut se moquer d’une religion mais pas d’une couleur de peau? »…). A l’école on demande aux élèves de se respecter les uns les autres, de ne pas se moquer des particularités, des différences, du handicap.

Le fait de forcément lier liberté d’expression et laïcité peut être problématique. La liberté d’expression c’est bien plus que de dire : « oui on a le droit en France de caricaturer la religion des autres » ! De plus, ce « droit » est relatif, et il y a certaines limites à ne pas dépasser : la liberté d’expression est liée à un certain cadre, un certain contexte social. Avec des élèves plus âgé.e.s, il peut être très intéressant d’interroger ces limites, ce cadre… Face aux forces de l’ordre, par exemple, est-on vraiment libre de dire ce que l’on veut? Quel est le lien entre ce que l’on peut dire et ce que l’on peut (ou ne peut pas) faire ? Après, dans l’élémentaire, les enfants ont entre 6 et 11 ans. On peut aborder ces questions, et notamment celle de la laïcité d’une façon plus simple. Personnellement, j’ai plutôt abordé le sujet à travers l’idée qu’à l’école on accueille tous les enfants, quelles que soient leur origine, leur religion (ou non-religion), leurs particularités physiques, leurs difficultés…

Le contexte sécuritaire n’épargne plus le milieu scolaire. On l’a vu avec les violences commises par les forces de l’ordre sur des lycéens revendiquant de meilleurs moyens pour se protéger face au Covid-19, avec le projet de loi visant à restreindre leurs possibilités de se mobiliser, mais aussi par les centaines de signalements et poursuites judiciaires pour apologie du terrorisme. De quelle manière penses-tu que cela puisse affecter la confiance des élèves envers l’institution ? Comment le ressens-tu dans ton école en particulier ? Quelles possibilités subsistent t-il aux enseignants afin de maintenir des liens avec des publics se sentant exclus ?

Dans mon école on a cherché à expliquer, on a surtout laissé la parole aux élèves qui avaient des choses à dire. Bien sûr il y a eu des questions, des remarques, mais l’idée n’était pas de traquer la moindre remarque qui n’irait pas dans le cadre. Dans ma classe il n’y a pas eu de soucis à ce niveau là, et puis nous mettons l’accent sur l’expression libre des enfants, sur les explications. Comment leur parler de liberté d’expression si on ne les laisse pas libres de parler et qu’on les épingle en cas de remarque jugée “contraire aux principes de laïcité” ?

La laïcité c’est l’idée que l’État ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte. Ce n’est pas un principe qui doit servir à traquer des paroles d’enfants au sujet de choses qu’ils n’ont en fait pas bien comprises et qui permettrait d’enquêter sur leur famille… L’école doit permettre aussi aux enfants de s’émanciper dans tous les sens du terme, de se faire leur opinion. Nous n’avons pas la vérité, nous aidons les enfants à la trouver par eux-mêmes, avec tout le chemin et le temps que cela suppose.

Propos recueillis par Fred

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