Loi immigration : Un texte infâme

La Loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration »1 a été votée le 19 décembre 2023 au Parlement grâce aux voix du RN qui se réjouit de la voir encore durcie par rapport au projet de loi présenté en conseil des ministres le 1er février 2023 (voir Épisode cévenol n°32 de mars 2023). Si la mouture précédente réduisait déjà fortement les droits des étrangers, celle-ci, retoquée au sénat par la droite dure, renforce la précarité du statut de ces derniers qui très rapidement peuvent basculer dans une marginalisation sociale extrême. Le Conseil constitutionnel doit encore rendre sa décision à la fin du mois de janvier 2024 sur la légalité de cette loi et le président Macron doit ensuite la promulguer. Des mobilisations ont lieu partout en France pour que cette Loi infâme ne soit pas appliquée.

Le texte profondément amendé prévoit de nouvelles dispositions ou le renforcement d’anciennes qui pour certains spécialistes reviennent à appliquer un principe de « préférence nationale » ce qui constitue une violation du principe d’égalité.2 Le conditionnement des prestations sociales à cinq ans de présence régulière en France ou trente mois d’activité professionnelle, et l’octroi des APL sous condition de disposer d’un visa étudiant, de trois mois d’activité professionnelle ou de cinq ans de résidence entraînent une discrimination entre Français et non Français. Cette disposition peut toucher des personnes qui séjournent depuis très longtemps en France car elle impose un séjour régulier en continu. Or des ruptures sont monnaie courante en raison notamment des dysfonctionnements administratifs.

 

Après un aller-retour entre Parlement et Sénat la question du « droit du sol », principe fondamental depuis le XIVsiècle, a subi de graves atteintes. S’il n’a pas été totalement annulé, le texte prévoit de mettre fin à l’automaticité de l’accès à la nationalité pour un mineur né en France de parents étrangers. Dorénavant, si la loi passe, il devra manifester entre l’âge de 16 ans et 18 ans sa volonté de l’acquérir. S’ajoute à cela que l’accès à la nationalité est également exclu pour des jeunes condamnés à une peine de prison d’au moins six mois. C’est la porte ouverte à l’abolition totale de ce droit dans l’avenir.

Le regroupement familial qui a déjà été fortement durci par le passé sera dans la nouvelle version de la Loi soumis à de nouvelles conditions de ressources financières pour les demandeurs qui doivent de surcroît contracter une assurance maladie pour les proches devant rejoindre la France. Ces derniers doivent justifier d’une connaissance de la langue française leur «  permettant au moins de communiquer de façon élémentaire ».

Le rétablissement du délit de séjour irrégulier est de nouveau inscrit dans le texte ce qui en conséquence entraîne la course aux interpellations et aux expulsions. Il sera possible de placer en garde à vue des personnes en situation dite irrégulière. D’autres dispositions restrictives ont été intégrées parmi lesquelles un durcissement de l’accès aux titres de séjour y compris pour les étudiants et les personnes malades ; l’exclusion de l’hébergement d’urgence des sans-papiers visés par une obligation de quitter le territoire (OQTF) ; le renforcement des freins à l’intégration3 ainsi qu’une prise en charge médicale qui ne sera plus que l’ombre de ce qu’est l’Aide médicale d’Etat (AME) qui permet aux sans-papiers un accès aux soins4.

Une partie de ces mesures restrictives et en particulier les OQTF vont toucher ou touchent déjà des milliers de personnes sans papiers qui séjournent en France depuis des années, travaillent, sont logées, ont des enfants scolarisés, etc. sous prétexte qu’elles représentent une « menace à l’ordre public ». La circulaire du 17 novembre 2022 du ministre de l’intérieur demandait déjà aux préfets de « prioriser l’éloignement et les refus et retraits de titres de séjour pour les étrangers dont le comportement représent[ait] une menace pour l’ordre public »5. Or le fait d’utiliser des faux papiers ou ceux d’une autre personne constitue selon la conception du Ministère de l’intérieur une « menace à l’ordre public ». Une demande de régularisation rejetée peut automatiquement être assortie d’une OQTF. Si jusqu’à présent celle-ci était soumise à la discrétion du préfet, dorénavant cette modalité sera inscrite dans la Loi. En fait, peu de concernés peuvent être expulsés mais ce genre de mesures a pour but d’instaurer un climat d’insécurité et de suspicion ainsi qu’une logique de criminalisation des étrangers qui sont systématiquement associés à la délinquance.

Avec ces changements il faut malheureusement s’attendre à voir rapidement de plus en plus de familles jetées à la rue car exclues de toute prise en charge et de possibilité de travail. Même la mesure dite « humaniste » introduite précédemment qui prévoyait d’octroyer un titre de séjour d’un an à quelques milliers de travailleurs précaires dans le nettoyage, la cuisine ou le bâtiment a été extrêmement durcie. De même l’ex-article permettant aux demandeurs d’asile ayant le plus de chances d’obtenir le statut de réfugié de chercher un emploi a été annulé.

La « préférence nationale », conception chère à l’extrême droite, a déterminé les débats et a finalement triomphé. Les macronistes ont suivi et le Rassemblement national jubile. Pourtant il est évident qu’une loi si restrictive et répressive soit-elle ne réduira pas le nombre d’exilés qui chercheront refuge et travail en France. Ceux qui l’ont imposée le savent bien. Le but d’un tel durcissement est multiple : une division du travail qui permet une exploitation extrême de la main d’œuvre dans des conditions de travail que les concernés ne pourront dénoncer ; l’embauche de sans-papiers qui permet de niveler les salaires vers le bas ; un dumping social pour les travailleurs et travailleuses réguliers ; une réduction des frais des prestations sociales ; une répression accrue non contrôlée ; la ségrégation des catégories sociales entraînant plus de concurrence et moins de solidarité ; et enfin, une exacerbation du racisme.

Au moment où en France est votée la Loi d’immigration, est discuté le Pacte migratoire européen qui doit être voté au printemps prochain au Parlement européen. Celui-ci comporte des mesures brutales et inhumaines à l’encontre des exilés, sans garantir de protections efficaces pour les demandeurs d’asile, ce qui traduit l’approche exclusivement sécuritaire de la question des migrations. Sous prétexte de meilleure régulation et répartition des réfugiés susceptibles d’être accueillis dans un pays européen, il s’agit en réalité de renforcer les contrôles aux frontières, d’ériger des murs, d’installer des centres de tri pour organiser une sélection rapide des demandeurs d’asile dans une procédure accélérée et en conséquence de faciliter les expulsions des personnes déboutées en ne les laissant pas entrer en territoire européen. Ils seront enfermés dans des camps à ciel ouverts jusqu’à plusieurs semaines en attente de refoulement. S’ajoute à cela le fait de remettre la gestion des frontières à des pays tiers comme la Tunisie, l’Égypte ou le Maroc. La Grande-Bretagne (non membre de l’UE) négocie avec le Rwanda, prétendument État sûr pour y expulser les réfugiés déboutés.

Nous avons bien vu que lEurope est capable d’accueillir des réfugiés et des migrants en grand nombre puisqu’en deux ans 10 millions d’Ukrainiens y ont été pris en charge. Il s’agit en fait de procéder à une sélection des réfugiés et d’exclure ceux et celles qui fuient les guerres et les famines en Afrique et en Asie. Nous assistons là aussi à une guerre culturelle.

« Associant « étranger » et « danger », elle instille la haine xénophobe, fragilisant notre tissu social dans son ensemble. Ne nous leurrons pas, la manière dont un État traite « ses » étrangers est un laboratoire pour la société tout entière : la dégradation des droits des étrangers prépare la dégradation des droits de tous et toutes.6 »

[Tissa]

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Épisode cévenol n°36

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Histoires d’eaux et d’agriculture – luttes pour l’eau

L’eau, source de vie

Avant l’ère de la « modernité », les communautés indigènes, les peuples nomades, les chasseurs cueilleurs se sont toujours établis près d’une rivière ou près d’une source pour pouvoir vivre, ce qui se perpétue avec le monde paysan et l’installation des villages. L’eau disponible, bien commun, était partagée équitablement entre tou.tes.

En France, la modernité est arrivée en 1778 avec la compagnie des Eaux de Paris et les premières canalisations

Quelques premières modernisations font naître des résistances  :

> En Corse, en fin du XVIIIème siècle, une opposition s’organise contre les moulins « modernes », car ils nécessitaient un système mécanique pour moudre (ne pouvait plus être actionnées par la seule force humaine) et parce qu’ils portaient atteinte à la libre disposition de l’eau par les petits producteurs.

> En 1830 ont lieu des révoltes d’ouvriers agricoles contre les débuts de la mécanisation agricole, en particulier les batteuses, qui détruisait les emplois (comme cela se passe actuellement avec les robots), un mouvement comparable au luddisme dans les usines.1

Après la révolution de 1789, toute législation était soumise aux codes napoléoniens dont un des objectifs principaux était de déterminer les régimes de propriété, « la propriété est un droit de l’homme et qu’elle est absolue, inviolable et sacrée ». La notion de partage équitable de l’eau avait déjà bien disparu,

De nouvelles compagnies de distribution d’eau sont créées dans les grandes villes : en 1853 la Compagnie générale des eaux, en 1867 la Société lyonnaise des eaux.

8 avril 1898 : Première grande loi sur l’eau et création d’une “police des eaux” 2

> Il s’agit de réglementer les usages afin que

– le développement industriel soit compatible avec les impératifs de salubrité

– et que tous les agriculteurs puissent avoir accès à cette ressource.

> C’est pendant cette période de l’après-guerre, que se développe l’agriculture extensive (engagée avec le plan Marshall dont la France a été l’un des plus importants bénéficiaires avec la Grande Bretagne) avec la progression de l’agrobusiness et des technologies agricoles modernes (en 1965 on dénombre 1 200 000 tracteurs et 600 000 chevaux alors qu’au sortir de la guerre, on comptait 1 800 000 chevaux et 100 000 tracteurs).

La Loi d’orientation agricole de 1962 prévoit une agriculture qui doit s’intensifier, se spécialiser, se mécaniser, dopée par les progrès de la pétrochimie.3 Le remembrement agricole, conduit à la disparition de 835 000 kilomètres de talus et de haies alors que c’est ce qui permettait de retenir l’eau dans les champs.

On assiste à la fin des sociétés paysannes, l’émergence d’une agriculture de firme qui a transformé profondément les campagnes et qui a multiplié par 10 les besoins en eau pour sa production.

> Dès les années 50, se développe également le plan de construction de centrales nucléaires, pour l’indépendance énergétique de la France (De Gaulle).

Or, l’activité de production d’électricité nucléaire nécessite des quantités importantes d’eau : en effet, sur les 15 milliards de m³ prélevés annuellement, 800 000 m³ sont consommés, une grande partie s’évapore et le reste est rejeté dans les fleuves et rivières avec des températures la plupart du temps au-delà du seuil permettant de garder un bon équilibre écosystémique.

C’est en 1964 que s’écrit la loi fondamentale sur l’eau du système français : Le territoire français est divisé en six grands bassins hydrographiques, chacun comportant une structure consultative (les comités de bassin composés des représentants de l’État, des collectivités locales et des usagers de l’eau) et un organisme exécutif (les agences de l’eau). 4 Les six bassins : Artois Picardie, Seine Normandie, Rhin Meuse, Loire Bretagne, Adour Garonne, Rhône Méditerranée Corse. La compétence des Agences de l’eau est confiée au premier ministre en 1984.

S’ensuivent de nombreux décrets et circulaires sur les questions de pollution, préservant toujours l’agro-industrie. La question climatique n’est pas plus au centre des débats, et aucune réglementation quant à un partage équitable de l’eau n’est prévue.

Face à ce développement technologique et afin de s’assurer suffisamment de ressource en eau, les projets de grands barrages se multiplient, ce qui provoque d’importantes mobilisations en Franceet dans toute l’Europe

– en Norvège contre le barrage Alta dans le nord du pays, grâce au combat des communautés indigènes sames, dans les années 70,

– en Hongrie-Tchéquie contre un projet sur le Danube,

– en Espagne contre le projet de transfert de l’eau du fleuve Ebre vers la côte méditerranéenne,

– En France l’ambitieux projet , « dompter la Loire », comprend quatre grandes retenues et une centaine de kilomètres de digues (projets déposés en 1986),

Les mobilisations, occupations, manifestations, de 1989 à 1994 ont permis que cinq projets soient annulés, seule a été réalisée l’extension du barrage de Naussac5.

En 1992, la « loi sur l’eau » relance la politique de l’eau désormais reconnue comme « patrimoine commun de la Nation ». L’Union européenne s’inscrit dans cette dynamique en proposant une harmonisation de la gestion de l’eau dans les pays européens en adoptant en 2000 la directive-cadre sur l’eau (DCE).

Les SDAGE ( schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux ) et SAGE (schémas d’aménagement et de gestion des eaux), nommés « parlements de l’eau » donnaient compétence aux collectivités locales et incluaient dans leur conseil d’administration des associations représentant les populations.

Ce pourrait être une véritable démocratie,

MAIS, ces différentes structures sont rapidement accaparées par les gros syndicats agricoles majoritaires (FNSEA et JA)6, la présence des associations n’étant que la façade démocratique sans aucun pouvoir de décision.

un petit rappel de ce qu’est la FNSEA :.

La FNSEA est un système tentaculaire qui a verrouillé tous les espaces de décision : elle a pris le pouvoir dans les chambres d’agriculture, dans les coopératives agricoles, dans les SAFER, la Mutualité sociale agricole, les banques (Crédit Agricole), également dans les comités de bassin, les agences de l’eau. Le gouvernement appuie ses décisions concernant la question agricole, prenant un unique avis sur ces instances.

Pour les grands travaux (barrages, bassines), la décision revient au préfet, soit à l’État, et c’est là les syndicats agricoles jouent leur véritable rôle de lobby auprès des gouvernements, quitte à les considérer comme faisant partie du gouvernement, plusieurs exemples en témoignent :

> en 2015, le gouvernement relance la politique des réservoirs pour l’irrigation, pour complaire à la FNSEA, et au mépris de la logique environnementale.7

> en 2021 « aucun gouvernement n’a suivi ou devancé avec une telle constance les desiderata du productivisme agricole »8

Le plan eau du gouvernement, présenté par E. Macron en mars 2023, une semaine avant la mobilisation à Sainte-Soline, n’annonce aucun véritable tournant, mais plutôt des investissements technologiques pour permettre de conserver le même modèle agricole à bout de souffle. En conséquence, les réalisations et projets de méga-bassines ne sont que la suite logique d’un accaparement de l’agriculture par les intérêts financiers des firmes multinationales. Pour maintenir leur niveau de croissance, les semenciers, les producteurs d’oléagineux et de grains pour le bétail nécessitent, outre un usage intensif de pesticides, de très importantes quantités d’eau.

Ces bassines participent à l’assèchement des cours d’eau et à la destruction de leurs éco-systèmes à cause des seuils fixés par la préfecture qui autorise leur remplissage même lorsque la nappe est extrêmement basse.9 L’évolution dramatique du dérèglement climatique ne modifie en rien leurs stratégies, alors qu’il serait urgent de poser et résoudre la question d’un partage équitable de l’eau entre tous les usages essentiels.

Il existe une autre agriculture que celle défendue par les gouvernements et la FNSEA

Ainsi que le demande la Confédération paysanne, la priorisation forte des usages de l’eau au sein de l’agriculture doit se faire vers l’abreuvement du bétail et les productions agricoles qui relocalisent l’alimentation et favorisent les emplois en agriculture, en particulier le maraîchage.

> Pour tout prélèvement d’eau existant ou à venir, le volume accordé doit être plafonné selon le nombre d’actifs sur la ferme et en fonction des productions. Les plafonds doivent être déterminés au niveau local et en fonction des conditions pédo-climatiques et hydro-géologiques du territoire et relativement à des pratiques qui favorisent d’abord les économies d’eau.

> Des financements pour le soutien et le développement de pratiques paysannes qui permettent de retenir l’eau dans les sols, de protéger et d’économiser la ressource en eau.

> Un rééquilibrage du financement du stockage d’eau vers la récupération des eaux de pluie des bâtiments et des stockages d’eau perméables au milieu et qui limitent leurs impacts sur la biodiversité et la ressource en eau.

> La fin des méga-bassines et de leur financement.
> Un équilibrage de la place des différentes parties prenantes dans les espaces de la gestion de l’eau, avec une place plus importante accordée aux citoyen·nes, aux structures qui défendent une agriculture qui protège la ressource et aux paysans et paysannes qui n’irriguent pas.10

[les loriots]

6 La FNSEA – Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles – née en 1945, rapidement pilotée par des notables conservateurs s’organise en co-gestion avec le CNJA (centre national des jeunes agriculteurs), issu de la Jeunesse agricole catholique, socialement progressiste, mais séduite par les fermes modèles des Pays-Bas et des Etats-Unis. De fait, FNSEA et JA n’ont jamais défendu les intérêts de tous les agriculteurs et organise la disparition de nombreuses fermes agricoles en faveur du complexe agro-industriel. Voir : Reprendre la terre aux machines – L’Atelier paysan – Anthropocène, Seuil – 2021

9 Eau, l’état d’urgence p.25

10 La gestion quantitative de l’eau en agriculture, p. 71, Confédération Paysanne , 2023

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De quoi l’abaya est-elle le nom ?

Depuis plusieurs semaines, politiques et médias nous inondent d’assertions à propos de l’abaya qui ne serait en définitive rien d’autre que l’expression d’un islam radical. Jusqu’au président Macron qui s’est fendu d’une déclaration hallucinante le 4 septembre dans laquelle il évoque l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020 pour expliquer le contexte de la décision du gouvernement d’interdire le port de l’abaya : « Nous vivons dans notre société avec une minorité de gens qui, détournant une religion, viennent défier la République et la laïcité. Et pardon mais ça a parfois donné le pire. On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas eu l’attaque terroriste et l’assassinat de Samuel Paty dans notre pays »1.

Ainsi tout est dit. Plus besoin de scruter les intentions des jeunes femmes qui se rendent dans leurs collèges et lycées et soupçonner une volonté subversive de prosélytisme. Il est également vain de prétendre les défendre en invoquant la pudeur ou l’esthétique. Quelles que soient les motivations de ces femmes il faut replacer cette injonction à se dévêtir dans un cadre plus large et un temps plus long.

Il faut d’abord revenir 20 ans en arrière et rappeler qu’en 2004 au nom de la laïcité le voile a été interdit aux élèves musulmanes dans les lycées et collèges. La laïcité, conçue en 1905 comme séparation des cultes de l’Etat et garante de l’expression des convictions religieuses dans l’espace public, devient par un tour de passe-passe un instrument de combat directement dirigé contre les musulmans. Depuis, les interdictions pleuvent : le bandana, le burkini, la burqa, et dorénavant les vêtements amples désignés sous le nom générique d’abaya. Les mères voilées ne peuvent plus accompagner les sorties scolaires de leurs enfants et dernière innovation, les sportives françaises voilées sont interdites de compétitions.

Cette obsession de dévoilement n’est pas qu’une lubie zemmourienne2 mais est une constante coloniale. Les musulmanes ont toujours intrigué les Européens, en particulier en Algérie : À la fois soumises à la brutalité des hommes elles seraient sournoises et dominantes. Derrière la dépréciation des mœurs algériennes s’érigeait une volonté de destruction sociale et culturelle de la société en s’attaquant à celles qui étaient considérées comme les garantes de sa cohésion. Comme Frantz Fanon le précise, l’administration coloniale peut alors définir une doctrine politique précise : « Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où l’homme les cache »3. Le pouvoir colonial décidait qu’il était nécessaire d’« éduquer » les femmes, processus qui passait forcément par le dévoilement.

Les décennies de « mission civilisatrice » n’ont toutefois pas porté les résultats escomptés de sorte qu’une fois la guerre de libération nationale déclenchée, une dernière opération a été tentée par les militaires français dont la stratégie était de miner la dynamique insurrectionnelle par l’émancipation des femmes. Il fallait éradiquer le terrorisme du FLN porté par les hommes. C’est le 5e bureau de l’état-major de l’armée française qui mène cette bataille en appuyant sur la formation des femmes mais également en fondant des clubs féminins ou organisant des projections de films. Dans ce cadre, les généraux Jacques Massu et Raoul Salan (futur chef de l’OAS) se feront les artisans d’un spectacle particulièrement humiliant de dévoilement public auquel procéderont leurs épouses le 18 mai 19584. Cette caricature de « libération » de femmes comme celle de leur prétendu ralliement à « l’Algérie française » ne pouvait que renforcer la révolte du colonisé contre l’occupant.

Aujourd’hui, une continuité dans la perception des musulmans est plus qu’évidente : Les hommes en particulier dits « arabes » ou « noirs », continuent d’être considérés comme violents et dangereux, potentiellement terroristes (comme l’était les résistants décoloniaux) soumettant les femmes à leur diktat (le voile). Ils sont majoritairement localisés dans des quartiers populaires, véritables ghettos, déclarés zones de guerre par l’État et son bras armé, la police. Contrairement aux hommes, les femmes, elles, peuvent échapper à cet engrenage mais à condition de se laisser « libérer » par le dévoilement et le dévêtissement.

Cette nouvelle offensive contre un vêtement est bien sur destinée à tenter de récupérer les voix d’extrême droite en entretenant un abcès de fixation identitaire qui permet, en monopolisant le débat public, de masquer la dégradation des conditions de vie d’un nombre croissant de français. Mais il s’agit d’une démarche périlleuse qui entretient une paranoïa xénophobe croissante, matraquée par la quasi-totalité des principaux médias et accroît le poids des extrémismes. Cette posture de repli sur une identité nationale fantasmée, aux évidentes implications ségrégationnistes, indique la prévalence intacte – jusque dans des milieux dits de gauche – d’une idéologie révolue. La compulsion à légiférer sur des normes vestimentaires masque mal le glissement autoritariste d’un État plus que jamais englué dans sa culture coloniale. [Tissa]

3 Frantz Fanon, l’Algérie se dévoile dans l’an V de la révolution algérienne, François Maspéro, 1959. https://acta.zone/frantz-fanon-lalgerie-se-devoile/

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L’expression du fascisme par la violence

La violence est l’une des expressions fondamentale du fascisme. Dès ses débuts, lors de la réunion de fondation des Fasci Italiani di Combattimento – « Faisceaux de Combats », présidée par Mussolini le 23 mars 1919 à Milan, l’apologie de la violence, le nationalisme et le militarisme figurent comme éléments principaux définissant la trajectoire politique de ce mouvement naissant. En effet, les fascistes s’organisent alors en squadre di assalto – « sections d’assaut », composées essentiellement d’anciens combattants de la guerre 14-18 ayant comme objectif de frapper leurs opposants politiques en attaquant leurs sièges et leurs lieux symboliques. Pour mener un raid, des dizaines et des dizaines de miliciens fascistes venant de toute une province et des provinces voisines, se rassemblent puis montent dans de longues colonnes de camions qui les conduisent jusqu’à un village ; ils en descendent armés de bâtons, de revolvers et de grenades et se déchaînent contre les dirigeants syndicaux et les représentants des ligues socialistes, où des organisations paysannes locales, en multipliant les coups et les intimidations1.

Le fascisme né au début du siècle dernier n’a cependant pas été éradiqué à l’issue de la seconde guerre mondiale lors de la victoire des « alliés » sur les régimes fascistes ou nazis, comme souvent on peut le laisser croire. Sans présenter la même ampleur que les mouvements de masses connus lors de l’entre-deux guerre, son idéologie et ses pratiques n’ont cessé de resurgir au cours du temps. La récente recrudescence de l’activité violente des groupes fascistes (dorénavant qualifiés d’« ultra-droite »), la banalisation dans le discours médiatique des propos racistes et xénophobes, et la montée au pouvoir des partis politiques d’extrême-droite sont autant de signaux préoccupants.

Rien que ces derniers mois en France, il serait difficile de recenser le nombre d’attaques effectuées par des groupuscules d’extrême-droite. Ce sont des élus de gauche, militants antiracistes ou écologistes, syndicalistes, minorités de genre ou personnes cataloguées comme « étrangères » qui sont les premières cibles. Rappelons à la volée l’incendie du domicile du maire de Saint-Brevin voulant accueillir un centre de demandeurs d’asile en juin dernier, l’attaque avec une bouteille explosive du centre LGBTI de Touraine au mois de mai, ou encore les descentes de « brigades anti-casseurs » armées et cagoulées venues réprimer les personnes sortant dans les rues cet été pour dénoncer la mort de Nahel et les violences policières dans des villes telles que Lyon, Chambéry, Angers ou Lorient2.

La nébuleuse d’« ultra-droite » compterait à ce jour plus d’un millier de membres actifs et violents, répartis dans une centaine de groupes implantés dans de nombreuses villes en France. Chaque année également, des attentats terroristes sont commis (ou déjoués) par des adorateurs du IIIème Reich, du Ku Klux Klan ou des nostalgiques de l’Algérie Française entraînés à manipuler les armes et les explosifs3. Le procès en début d’année de plusieurs membres des « Barjols » projetant divers attentats, dont celui du président Macron, et prônant la haine des étrangers, n’en est qu’un exemple.

Cette recrudescence peut notamment s’expliquer par l’éviction des groupuscules les plus radicaux par Marine Le Pen lors de son arrivée au pouvoir au sein du Front national (puis du Rassemblement national) afin de gagner la « respectabilité » nécessaire à sa conquête institutionnelle du pouvoir. Ces divers groupes ont ainsi pu regagné une autonomie qu’ils avaient perdu depuis le Front national de Jean-Marie Le Pen. Les oppositions réactionnaires lors des Manifs pour tous ont permis à certains d’entre eux de se rapprocher, notamment certaines des franges catholiques traditionalistes et des identitaires jusque-là opposées entre elles. Enfin, la campagne présidentielle d’Eric Zemmour de 2022 supportée par ces groupes radicaux, ainsi que le fait que la candidate d’extrême-droite puisse devenir gagnante, leur a donné un regain supplémentaire, ceux-ci entendant bien peser dans les débats en cas de victoire4.

Plus largement, le fascisme ne peut s’implanter que dans un terreau propice. C’est celui laissé par des décennies de casse sociale et de mécontentements généralisés engendrés par un capitalisme de de classe de plus en plus débridé, mais aussi autoritaire. La promulgation des états d’urgences, les intempestives lois sécuritaires votées ces dernières années, l’affaiblissement des contres-pouvoirs face à un régime présidentiel sans cesse plus autocrate, et l’augmentation des violences policières conduisent à un contexte politique où le basculement d’une démocratie vers un régime autoritaire devient envisageable. De plus, les groupuscules radicaux d’extrême-droite bénéficient de soutiens importants – notamment financiers, de la part d’une frange de la haute bourgeoisie, qui, comme dans les années 1920 en Italie, préfère s’accommoder de la montée en puissance du fascisme, plutôt que de voir une gauche forte prendre le pouvoir.

Aussi, l’emprise des médias privés, détenus notamment par l’empire Bolloré (Cnews, Valeurs actuelles, C8, le JDD…), et la forte diffusion des idées d’extrême-droite sur les réseaux sociaux, participent à la fois à une visibilité accrue et à une banalisation des thématiques racistes et xénophobes. Un imaginaire est ainsi créé et permet de définir ce qu’il devient acceptable de dire dans un média. Les mots revêtent alors toute leur importance et véhiculent des idéologies qui peuvent trouver leur consécration dans le champ politique. C’est ainsi que le « problème migratoire » apparu dans les années 1980 laisse aisément la place aujourd’hui à des concepts ouvertement racistes tels que celui du « grand remplacement », auquel nombres de groupuscules se réfèrent avant de passer à l’acte. C’est le cas aussi des expressions telles que le wokisme, l’islamo-gauchisme, l’écoterrorisme, ou le séparatisme qui préfigurent pendant un temps la stigmatisation d’un groupe défini, avant de servir de légitimation à une répression actée dans la sphère juridique et par la suite applicable à toute la population.

Dans le journal personnel qu’il tenait lors de l’avènement du IIIème Reich, Victor Klemperer a su analyser en quoi les mots de la propagande nazie et leur détournement dans la langue allemande se sont immiscés dans les esprits et ont imprégnés les comportements. La violence d’extrême-droite se nourri à la fois d’actes relevant d’une nature terroriste, destinés à intimider ses adversaires, mais aussi de l’assimilation de ses concepts par un plus grand nombre dans une optique de prise de pouvoir institutionnel et d’acceptation. A peine trois ans après la création des Faisceaux de combats italiens et le début de leurs exactions, des milliers de miliciens organisaient les 27 et 28 octobre 1922 la Marche sur Rome qui permit à Mussolini de placer le fascisme au plus haut sommet de l’État italien, et de former un nouveau gouvernement. Si le fascisme actuel n’est comparable ni dans son ampleur, ni dans sa représentation, de nombreux partis d’extrême-droite actuels prennent cependant le pouvoir ou s’ancrent de plus en plus solidement au sein des gouvernements européens, des instances de l’Union européenne, et dans d’autres pays du monde. Cette menace pour celles et ceux qui défendent l’égalité des droits dans une société diverse et plurielle ne peut qu’inciter chacun et chacune à s’opposer et à refuser la violence fasciste sous toutes ses formes. Rappelons-le, le fascisme n’est pas une opinion, mais un crime.

[Fred]

1 Voir « Italie 1919-1922 : La rapide montée du fascisme et la complicité des classes dirigeantes » – L’anticapitaliste – 29 avril 2021

2Voir « Révoltes après la mort de Nahel : la tentation milicienne de l’extrême droite » – Blast – 4 juil. 2023

3Voir « Ils se préparent à la « guerre civile » ou ciblent juifs et musulmans : la menace d’extrême droite qui monte » – Basta ! 21 oct. 2021

4Voir “Les groupuscules d’extrême droite veulent peser en cas de victoire de Marine Le Pen en 2027”, Erwan Lecoeur – RadioFrance – 7 juil. 2023

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Épisode cévenol n°35

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Justice pour Nahel

Le 27 juin, Nahel, un jeune de 17 ans, qui conduisait une voiture a été tué lors d’un contrôle policier à Nanterre où il habitait. Les images de la scène et les témoignages saisissants de son ami présent ne laissent place à aucune équivoque. Le flic l’a froidement abattu et cherchait manifestement à « casser du bougnoule ». Le policier qui a fait usage de son arme a été placé en détention provisoire. Qu’en est-il du deuxième agent complice, celui qui l’a encouragé à tirer ?

Nahel n’est que la dernière d’une longue liste de victimes de crimes racistes commis par des policiers. La différence entre ce meurtre et ceux qui l’ont précédé est que celui-ci a été filmé. Pendant plusieurs jours le pays a été secoué par des révoltes de jeunes exigeant « Justice pour Nahel ».

On ne peut comprendre ces mises à mort, ces exécutions sommaires, que si elles sont replacées dans le contexte colonial. Comme l’exprime avec clarté la romancière et sociologue Kaouthar Harchi, « Avant que Nahel ne soit tué, il était donc tuable. Car il pesait sur lui l’histoire française de la dépréciation des existences masculines arabes. Il pesait sur Nahel le racisme. Il y était exposé. Il courait ce risque d’en être victime. La domination raciale tient tout entière en ce risque qui existe. »1

Ce risque, aggravé par la loi de 2017 qui institue un véritable « permis de tuer » au prétexte de « refus d’obtempérer » lors d’un contrôle policier est le point culminant d’une ségrégation qui organise la relation entre blancs d’un côté et « arabes » et « noirs », le plus souvent musulmans, de l’autre. Les quartiers populaires sont gérés comme des lieux extérieurs à la société «normale », des gisements de main-d’œuvre bon marché, entre ghettos et réserves. Ses habitants sont perçus comme une masse indisciplinée, violente, dangereuse, ne bénéficiant pas, de facto, des mêmes droits que les autres. Comme au temps des colonies, les « indigènes » sont en permanence contrôlés, bousculés, harcelés, insultés par des policiers qui selon deux de leurs plus importants syndicats annoncent vouloir combattre les « nuisibles » et les « hordes sauvages ». Ils se considèrent être en guerre et vont jusqu’à menacer l’État : « Demain nous serons en résistance et le Gouvernement devra en prendre conscience ».

Que ce discours ne soit pas sanctionné montre l’emprise de ces syndicats factieux sur les institutions de l’État. Souvenons-nous qu’ils s’étaient permis de les défier aux abords de l’Assemblée lors d’un rassemblement en 2021 sous les applaudissements des médias d’extrême droite et – plus grave encore – avec la participation de représentants de presque toute la classe politique, PS, PCF et les Verts compris, à l’exception notable de la FI. Ces tendances séditieuses relèvent d’une longue tradition jamais reconnue ni assumée qui est celle de l’OAS (Organisation armée secrète) qui – faut-il le rappeler – s’est bien implantée dans la police métropolitaine après sa déconfiture en Algérie et dont les héritiers idéologiques perpétuent l’esprit de revanche au sein de différents corps armés (deux-tiers des policiers votent Le Pen ou Zemmour).

Si la police a une telle emprise sur l’État, c’est qu’elle apparaît très visiblement comme le bras armé d’un système néolibéral de plus en plus décrié au sein de la population comme l’ont montré les différentes séquences de révoltes de ces dernières années. Les récentes expressions massives de ce rejet, mouvements des gilets jaunes, opposition à la réforme de la retraite et mobilisation contre l’installation de méga-bassines ont été brutalement réprimées. Par certains aspects, la répression policière et judiciaire rappelle celle que viennent de subir les jeunes révoltés des quartiers populaires. Une répression qui a causé au moins un mort, 7 blessés dont cinq éborgnés et fait condamner des centaines de personnes à de lourdes peines de prison.

Les révoltes des jeunes qui ont suivi l’assassinat de Nahel, quoiqu’en disent la plupart des médias et des politiques qui les réduisent à une éruption de violence apolitique, aveugle et criminelle, est avant tout une rébellion contre le (dés)ordre établi. En effet, l’ordre imposé par le système néolibéral installe leur assujettissement par ses inégalités, son exploitation et son injustice. Il s’agit d’un système qui impose aux populations marginalisées, une éducation et une santé au rabais, les soumet à une justice arbitraire, leur vole leur espace, démantèle les services publics et les transports et, par le mépris au quotidien, finit par confisquer leur dignité.

L’administration, l’école, la justice les broient et la police les humilie, les blesse, les tue. Quand cette jeunesse ose se révolter, il n’est que de l’écraser. Et, dans une pure répartition coloniale des rôles, les politiques et les médias se chargent de lui ôter son humanité en la diabolisant, la « décivilisant ». Pourtant, ces jeunes des quartiers populaires, loin d’être des « sauvageons » de caricature néofasciste, encaissent les coups mais se rebiffent, ils investissent « les beaux quartiers » signifiant à ses habitants leur présence, leur existence. Nourdine Bara, écrivain et habitant de la Paillade à Montpellier, y voit une belle lueur d’espoir quand il écrit : « Une idée grandit vis-à-vis de cette jeunesse : elle serait nihiliste, détachée de tout projet de société. Or, ce que je vois dans le chaos et la fureur, c’est justement l’expression d’un refus de la violence, contre-intuitivement. Par cette violence, la jeunesse refuse la violence la plus dévastatrice : celle du mépris et de l’indifférence2. »

Ce mépris – la hogra -, se retourne contre ceux qui l’infligent à cette jeunesse et en cela leur révolte rejoint celle des autres segments réprimés de la société. Une jonction entre les combats des perdants et des exclus du système, de ceux et celles qui mènent les luttes des gilets jaunes ou se battent pour les acquis sociaux, les luttes anti-racistes des quartiers populaires auxquelles s’ajoutent dorénavant les luttes du mouvement écologiste radical, est le cauchemar de l’oligarchie qui règne et gouverne. Cette confluence politique dont on a entrevu le potentiel lors de la marche organisée suite à la mort de Nahel, tétanise le pouvoir et ses appareils. À nous de faire en sorte que cette convergence s’amplifie, balaie ce régime moribond et jette les bases d’un monde plus juste.

[Tissa]

2. https://www.mediapart.fr/journal/france/290623/la-mort-de-nahel-c-est-l-etincelle-les-raisons-de-la-colere

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« Travaillez, prenez de la peine… 

C’est le fonds qui manque le moins. »

Ainsi s’ouvre la fable de La Fontaine. Le fonds désigne ici le capital, à une époque préindustrielle où la subsistance de la majeure partie de la population dépendait de ce qu’elle pouvait tirer de la terre ou, dirions-nous aujourd’hui, du monde vivant. Peut-être même pourrait-on avancer : de ce qu’elle retirait de son partenariat avec le vivant. Pas plus, pas moins.

Pour la plupart des habitants de la planète, les années, bonnes ou mauvaises, l’écosystème habité, et la force de travail déployée déterminaient la vie ou la survie de l’individu et de la communauté.

Capitalocène

Beaucoup d’historiens datent du mouvement des enclosures l’avènement du capitalisme (Angleterre, Inclosures Acts, XVIIème siècle)

Philippe Descola souscrit à cette analyse1 : (ce bouleversement) « a soustrait à l’usage collectif des communautés paysannes des champs et des pâtures pour les réserver à des propriétaires locaux, avec pour conséquence une éviction des travailleurs de la terre devenus des occupants sans titre sur les fonds qu’ils avaient mis en valeur »

Tout à coup, une armée de gens totalement appauvris par les enclosures sont condamnés à vendre leur force de travail pour pouvoir survivre ; une foule de paysans dépossédés, sans logis, sans travail, va devenir une masse laborieuse, précipitée sur le marché du travail.

Ce mouvement de disparition des sociétés agraires organisées de manière plus ou moins autonome en petites unités, autour des activités de subsistance, n’a cessé de s’amplifier et de s’étendre partout dans le monde. Aujourd’hui, le salariat est devenu le modèle qui accompagne la domination capitaliste : « on produit pour produire, parce que telle est l’exigence première du souverain Capital, se transformant sans cesse en davantage de capital. La compulsion productiviste qui en découle est la source même du désastre climatique et écologique -d’où la qualification plus juste de Capitalocène pour caractériser notre époque »2

Le capitalisme, pour asseoir sa domination sur les corps et les consciences et maintenir la dépendance des populations au système productiviste et au statut salarial, a conduit à une véritable « guerre contre la subsistance » (Ivan ILLICH)3.

Les activités concrètes les plus nécessaires à la vie (cultiver, cuisiner, entretenir, prendre soin…) sont dévalorisées, donc précarisées : dans ces secteurs d’activité, ceux des « premiers de corvée », les revenus sont plus bas, les conditions de travail plus dures, la protection sociale plus faible (à cause de l’ubérisation notamment). Et on y retrouve évidemment davantage de travailleuses que de travailleurs et davantage aussi de personnes dites « racisées ».

Et certains, qui ont la chance d’exercer des métiers intéressants et rémunérateurs semblent défendre la dimension émancipatrice du travail alors que, dans les faits, ce qu’ils défendent réellement c’est l’obligation faite à des personnes peu qualifiées d’accomplir des tâches qu’ils ne veulent pas accomplir eux-mêmes. (Aurélien Berlan, 2021)

Ceux-là pourtant sont souvent sursollicités, hyper spécialisés, parfois dans des « bull shit jobs », avec les conséquences que l’on sait sur la santé. D’autres mouvements s’amorcent :

Quiet quitting (ou démission silencieuse)

On dirait qu’un mouvement de fond s’amorce : le quiet « quitting » regroupe des démissionnaires de leur emploi et des salariés encore en poste mais en recherche active d’un emploi plus satisfaisant.

Plus d’un actif sur trois (37 %) serait concerné, selon un sondage IFOP d’octobre 2022. Ce qui est établi, c’est que le nombre de démissions ne cesse de progresser.4

C’est ce jeune médecin urgentiste, déjà épuisé, déjà découragé par l’institution hospitalière, gérée comme une entreprise, qui refuse de voir à quel point de dysfonctionnement elle en est. Il cherche à se reconvertir, peut-être dans le maraîchage…

Ce sont ces étudiants d’Agro Paris Tech qui ont, eux, choisi d’annoncer de manière fracassante leur projet de remise en cause de leur avenir tout tracé dans des emplois qu’ils jugent néfastes.

« Nous nous adressons à celles et ceux qui doutent, à vous qui avez accepté un boulot parce qu’“il faut bien une première expérience” (…) Nous avons douté, et nous doutons parfois encore. Mais nous refusons de servir ce système et nous avons décidé de chercher d’autres voies. »

Même les écoles de commerce perdent de leur « attractivité » : près de la moitié d’entre elles souffrent d’un manque de candidats (Le Monde 17 juillet 2023)

Clémence, elle, a construit son parcours professionnel et de vie autour de bifurcations successives et de la volonté de ne pas déterminer son identité par un métier. Des études en géologie et environnement, suivies d’une expérience dans le secteur social (mais surtout pas l’insertion professionnelle) et, pour le moment, une formation en plomberie et une embauche dans une petite entreprise du bâtiment avec une perspective de projets « chantiers solidaires ».

Dans chacun de ces secteurs d’activité, son engagement pour l’autonomie et l’écologie prend le pas sur la nécessité de gagner sa vie.

Tous ceux-là, qui doutent, qui cherchent, qui ne veulent pas perdre leur vie à la gagner, tracent un chemin possible vers un autre rapport au travail

Ikigai

Ikigai est un concept japonais bien connu, notamment des personnes en reconversion ou qui cherchent à donner un sens à leur carrière professionnelle.

Ikigai, c’est la raison de se lever le matin, la chose qui donne du sens. L’intersection parfaite entre passion, mission, vocation et profession.

Rémi Céret, 26 ans, ingénieur diplômé de l’université de technologie de Troyes : « En étant ici, à la campagne, tu peux imaginer d’autres formes de travail, avoir des identités multiples qui sortent des normes sociales imposées par le salariat »5

Les cantines des luttes s’organisent pour nourrir les mobilisations : « plutôt que d’agir comme de simples prestataires de service, les cantines ont fait le choix de s’organiser collectivement contre le modèle agro-industriel : nourrir un mouvement, c’est aussi le faire subsister. » Il y faut « une grande envie de faire ensemble, beaucoup de détermination et un soupçon d’anticipation »6

La grande envie de faire ensemble est aussi un moteur puissant pour un festival musical organisé depuis plus de 30 ans dans un village cévenol. Aucun salarié, un dixième de la population engagée, et une entrée libre à des concerts de qualité. C’est le travail des bénévoles (montage, restauration, remise en état du site) qui permet de payer la plus grande part des cachets des musiciens.

Pour Clémence, échanger un travail de réparation ou d’installation en plomberie chez un chevrier contre des fromages, c’est un « savoir-faire (qui) devient un espace de partage »

Il s’agit bien de se réapproprier ses conditions d’existence en commençant par réfléchir sur nos besoins pour restaurer collectivement une norme du suffisant, érodée par ce développement destructeur et barbare. C’est ce sur quoi Bruno Latour a commencé à travailler dès les premiers jours du confinement. (Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise, AOC, 30 mars 2020). Il proposait de « faire la liste des activités dont (nous nous sentions) privé·es par la crise actuelle et qui (nous donnaient) la sensation d’une atteinte à (nos) conditions essentielles de subsistance. »

C’est ce à quoi nous invitait également dès 1975 (Ecologie et Liberté) André Gorz. Lui a ensuite franchi une étape supplémentaire sur la question de l’émancipation vis-à-vis du travail, en se prononçant, à partir du milieu des années 1990, pour l’instauration d’un Revenu Universel d’Existence.

« Oui, nous dit Gorz, le travail est important parce qu’il nous permet de produire ce dont nous avons besoin. Oui, la technique est importante, parce qu’elle permet de réaliser cette production avec la moindre dépense de travail. Mais ni l’économique ni le travail ne sont le tout de la vie : remis à leur juste place (modeste), ils joueront le rôle d’un marchepied vers une société cessant d’être « unidimensionnelle » : là est le véritable enrichissement ».7

Pas vraiment, donc, dans le trésor que les enfants du laboureur de La Fontaine espéraient trouver en travaillant et retravaillant leur terre.

[Marie Motto-Ros]

1 On ne dissout pas un soulèvement – 40 voix pour les soulèvements de la terre, Seuil, 2023, p22

2 Idem p 95

3 Idem p 138

4 Le Monde 14 décembre 2022

5 https://www.lemonde.fr/campus/article/2022/06/18/dans-l-orne-des-jeunes-diplomes-deserteurs-reinventent-la-vie-a-la-campagne_6130916_4401467.html

6 On ne dissout pas un soulèvement – 40 voix pour les soulèvements de la terre, Seuil, 2023, p 39

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Une petite histoire de tunnels

La mobilisation en Maurienne contre le projet de tunnel ferroviaire Lyon Turin, les 17 et 18 juin derniers, s’est tenue avec 5000 participants : le samedi, une manifestation réprimée, et pourtant hors périmètre d’interdiction du Préfet (à 50 km du lieu initialement prévu, près des travaux actuels). Le camp des manifestants était accueilli sur un terrain communal, l’une des deux seules mairies de la vallée soutenant l’opposition au projet de tunnel.

Le lendemain plusieurs interventions, échanges nous ont renforcés dans nos convictions.

En particulier, François Jarrige, historien, nous a raconté l’histoire des tunnels, ces infrastructures du capitalisme.

A partir de 1820, le développement du capitalisme imposait d’intensifier les échanges de marchandises. Il faut alors accélérer les modes de communication : pour cela, on met en place un vaste réseau de chemin de fer. Il y a alors nécessité de creuser des tunnels pour franchir les montagnes.

C’est ainsi qu’en 1842, l’État décide de prendre en charge la construction des tunnels et de les financer : c’était à l’époque des tunnels de 4 à 5 km, creusés à la main. Pour permettre le développement économique et plus de rapidité, il a fallu détourner des cours d’eau, expulser des paysans, embaucher en masse sur des chantiers mortifères… Mais l’histoire, écrite par des ingénieurs, a masqué tout cela : les luttes paysannes contre les expulsions ont été invisibilisées.

Dans la 2ème moitié du 19ème siècle, les tunnels sont devenus un véritable symbole du génie humain : cette idéologie naissante encourage à poursuivre leur construction. C’est ainsi que le 1er grand tunnel, celui du Fréjus a été construit ente 1865 et 1871 pour joindre la France à l’Italie.

Jusqu’en 1914 plusieurs autres grands tunnels sont créés, nous sommes en plein euphorie productiviste qui accompagne l’intensification du commerce. Ainsi s’affirme la puissance politique.

Cependant, deux projets de tunnels, sous la Manche et sous Gibraltar, sont abandonnés car jugés « pas raisonnables ».

Entre les deux guerres, plusieurs projets de tunnels ferroviaires sont également abandonnés car c’est l’époque du développement de l’automobile et des routes, et dorénavant ce sont des tunnels routiers qui sont creusés de toute part.

A partir de 1970, c’est l’explosion du développement économique, de la modernisation des infrastructures et la relance des grands projets : le tunnel sous la Manche et le Lyon-Turin sont à l’ordre du jour. La mondialisation promet une croissance infinie des flux de marchandises, c’est un changement d’échelle. Ces projets peuvent atteindre jusqu’à 50 km.

Le projet Lyon-Turin est celui d’un TGV, ce qui nécessite un parcours plat, avec une prévision de doubler le trafic et les quantités de marchandises. Le lancement du projet de tunnel se fait en 1993-1994 et inaugure ainsi le développement de l’économie européenne entre nouvelles mégapoles.

Aujourd’hui, 20 ans après le lancement du projet, la situation climatique a bien évolué : l’argument de la société TELT, qui porte le projet, est désormais que le fret devienne une substitution durable à la route.

En réalité, il faut savoir que le fret, sous le tunnel existant, reliant déjà la Maurienne au Val d’Aoste, a chuté de 10 à 3,3 millions de tonnes. La ligne actuelle est sous utilisée : 128 trains par jour en 1998, 26 trains en 2016

Or la construction de ce tunnel entraînera :

> l’artificialisation de 1500 ha de zones agricoles et naturelles,

> le drainage chaque année de 100 millions de m³ d’eau souterraine: le tunnel croise des nappes phréatiques et les siphonne, faisant couler l’eau dans les galeries latérales creusées à cet effet. Ainsi, tout ce qui est au dessus du tracé, montagnes et communes, sont asséchées.

> un coût de 30 milliards minimum (l’équivalent de la construction de 1000 lycées, ou de 400 hôpitaux, ou de la réouverture de 10 000 km de petites lignes ferroviaires).

> une véritable catastrophe climatique : un rapport de 2020 de la Cour des comptes européenne estime un bilan carbone désastreux : les travaux de ce tunnel nécessiteront plus de 45 ans pour récupérer le coût carbone.

Et cerise sur le gâteau, le Conseil d’Orientation des Infrastructures, organe étatique, recommande, dans ses rapports de 2018 et 2023, l’usage de la ligne existante. En effet, la totalité des marchandises transportées entre France et Italie stagne actuellement.

De plus, 3 jours après la mobilisation des 17-18 juin, la Commission intergouvernementale France Italie pour le Lyon-Turin a annoncé qu’elle proposait de renforcer la ligne existante pour mieux l’exploiter, solution apparemment plus sage que de construire une foultitude de tunnels supplémentaires (Belledonne, Chartreuse, Glandon, …).

Seul 10 % de ce tunnel ont été creusés actuellement, principalement des galeries de reconnaissance, il est encore temps qu’une décision responsable soit prise pour l’abandon de ce projet. Si rien ne le stoppe, ce seront 15 à 20 années de travaux et une mutilation irréversible du territoire.

Espérons que l’avis de la commission intergouvernementale France-Italie sera suivie d’une décision des deux gouvernements, sachant toutefois qu’ils auront d’importantes pénalités à payer, vu les contrats signés avec les sociétés qui ont pris en main les travaux. Un rapport de force est essentiel à maintenir.

[J et P]

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Épisode cévenol n°34

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