Autogouvernement indigène au Michoacán

Helena Vari Ortega Prado soutient depuis longtemps les luttes et processus pour l’autonomie des peuples indigènes dans l’état du Michoacan, au centre-ouest du Mexique. De passage en France, elle a fait escale le 31 juillet à la Maison Mazel à Saint Jean du Gard, pour une présentation organisée par Terres Vivantes en Cévennes. L’occasion pour une interview.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, peux-tu replacer les luttes indigènes du Michoacan dans le contexte mexicain ?

Il y a trois éléments de contexte importants pour comprendre ce qui se passe au Michoacan. Le premier, c’est que le Mexique est un état fédéral, avec des régions appelées états, comme le Michoacan, qui disposent d’une autonomie plus grande que celle de vos régions en France. Jusqu’à il y a peu, il y avait donc trois niveaux de gouvernement : fédéral, étatique (équivalent de régional en France), et municipal (les municipios, équivalent des communautés de communes).

Le deuxième élément, c’est le niveau très élevé de violence et de corruption, avec ce qu’on appelle le narco. C’est un système de crime organisé, qui tourne bien sûr autour du trafic de drogue, mais qui fait aussi de l’extorsion, du trafic d’êtres humains, ou de l’exploitation illégale de ressources, notamment la forêt au Michoacan. La violence est aussi courante contre les militant.es, qu’ils soient syndicalistes, sociaux, indigènes.

Le troisième élément, c’est le racisme systémique du Mexique. La colonisation a écrasé les peuples indigènes, et après l’indépendance les élites ont voulu « intégrer » ces peuples, en leur imposant la langue et la culture espagnoles. Mais ils ont toujours résisté et ont réussi à conserver de façon plus ou moins marquée leurs langues, cosmovisions et pratiques organisationnelles. Mais ils restent au bas de l’échelle sociale mexicaine. Au Michoacan, il y a cinq peuples : purhépecha, mazahua, náhuatl, otomí, pirinda-matlazinca. Il faut souligner qu’il n’y a pas d’homogénéité politique ou culturelle entre ces peuples, mais ils partagent la même oppression pour être indigènes.

Les peuples du Michoacan ont gagné certaines victoires juridiques et politiques ces dernières années. Peux-tu revenir sur l’origine de ce processus ?

Au Michoacán, il y a toujours eu de fortes résistances des peuples indigènes, et des communautés1 qui se sont gouvernées en rupture avec le système officiel mexicain. Mais cette autonomie était limitée dans la pratique, notamment à cause du manque de ressources financières.

Mais en 2011, les événements ont pris une autre tournure, avec le soulèvement de la ville de Cherán sur le territoire du peuple purhépecha. Cherán connaissait une situation difficile, avec beaucoup de violence liée au crime organisé qui exploitait les forêts du territoire de façon intensive et illégale, avec le soutien des partis politiques corrompus. Le 15 avril 2011, un mouvement autonome se déclenche, emmené d’abord par les femmes de la communauté, pour mettre fin à cette situation. Le mouvement prend rapidement, et des barricades sont installées autour de la ville, gardées jour et nuit. C’est ce qu’on appelle «autositio» : personne n’entre et sort de la communauté, ce qui permet de contrôler ce qui se passe.

Le mouvement exige d’abord l’arrêt de la déforestation illégale et de ce système de corruption, mais les revendications s’élargissent rapidement pour aboutir à une revendication d’autonomie, qui va être accompagnée juridiquement par un collectif d’avocat créé pour l’occasion, le collectif Émancipations.

Quelles sont les victoires juridiques gagnées dans ce processus ?

Des victoires ont été obtenues devant le TEPJF (Tribunal Électoral du Pouvoir Judiciaire de la Fédération), puis des changements ont eu lieu dans la constitution de l’état du Michoacan et dans la constitution nationale, mais ce serait trop long de tout détailler. L’important, c’est que ces changements ont permis à Cherán et d’autres communautés de se gouverner par ce qu’on appelle les us et coutumes,c’est à dire un système traditionnel et autonome de gouvernement local, où les partis politiques n’ont aucune place. Ce droit était déjà reconnu auparavant, mais très peu appliqué officiellement sur le terrain. L’autogouvernement indigène est ainsi devenu officiellement le quatrième niveau de gouvernement. Et surtout, les communautés ont gagné le droit de recevoir directement le budget qui leur est dû de la part des niveaux de gouvernement étatique et fédéral, sans passer par le niveau des municipios où cet argent se perdait dans la corruption. Cela leur permet d’avoir des moyens financiers nécessaires à l’exercice de l’autogouvernement.

Les derniers changements constitutionnels donnent aussi plus de droits aux peuples indigènes, en termes culturels, sociaux, politiques, etc. par exemple le mariage forcé des adolescentes est formellement interdit, et il y a obligation de consulter les peuples indigènes sur les décisions politiques qui les impactent. Ces avancées sont majeures. Bien sûr ces changements ne sont pas parfaits, il reste beaucoup à faire, notamment sur la question du contrôle territorial. C’est un vaste sujet, avec des conflits entre communautés hérités des délimitations territoriales arbitraires de la colonisation. Il faut aussi insister sur les luttes politiques, qui ont soutenu les luttes juridiques, avec blocages de route, manifestations, blocages de réunions gouvernementales, etc. Tout ce processus est intense et semé d’embûches !

En plus des changement juridiques et législatifs, il y a eu un changement politique au Michoacan, car tout cela s’est fait avec le soutien du gouverneur actuel, ce qui est très rare qu’un gouverneur soutienne les peuples indigènes ! Il a par exemple remodelé la Commission Étatique (du Michoacan) pour le Développement des Peuples Indigènes (CEDPI), en y nommant des personnes issues des communautés, du collectif Émancipations, ou des personnes soutenant activement la lutte, comme moi qui travaille maintenant pour cette commission.

Et concrètement, c’est quoi l’autogouvernement indigène ?

Je répète, il y a toujours eu des communautés indigènes organisées selon les us et coutumes. Mais à part dans les communautés zapatistes, cette organisation était limitée par le manque de cadre juridique, de moyens financiers et par la pression exercée par les partis politiques. Les choses sont un peu plus claires maintenant, car les communautés peuvent faire reconnaître officiellement leur autogouvernement.

Chaque communauté s’organise comme elle veut, mais la plus haute instance est toujours l’Assemblée générale, rassemblant tou.tes les habitant.es. C’est elle qui prend les grandes décisions, et qui désigne les représentant.es qui vont exercer les cargos, c’est à dire les charges ou les postes. Il n‘y a plus un maire élu, mais des conseils rassemblant parfois jusqu’à 100 personnes ! La gestion du pouvoir est donc très collective. Et il faut bien souligner que les personnes sont désignées, elles ne se présentent pas : c’est l’Assemblée qui propose des noms, en fonction des compétences et de l’engagement des gens. C’est difficile de refuser, car c’est à la fois un honneur et une obligation de travailler pour la communauté. Ce système permet d’éviter la personnalisation et la professionnalisation des responsabilités politiques.

L’Assemblée désigne aussi les postes de « sécurité », car il n’y a plus de police « extérieure », chaque communauté élit sa propre force de sécurité qui au Michoacán s’appelle souvent Rondas Comunitarias, rondín, Kuari ou Kuaricha.

Avec le presupuesto directo (budget direct) dont je parlais tout à l’heure, les communautés ont augmenté significativement leurs ressources, et peuvent ainsi investir dans ce qui leur semble important : infrastructures de santé, d’éducation, de sécurité, de conservation et récupération du territoire, gestion des ressources naturelles, priorités matérielles, sociales, culturelles, etc.

Tout cela donne une organisation sociale, politique, culturelle très particulière et plutôt enthousiasmante !

Quels sont aujourd’hui les défis pour ce processus ?

Déjà, comme je l’ai dit, tout n’est pas parfait, et le processus est toujours en construction. Il y a toujours des tensions, beaucoup de violence des narcos, de la corruption à plein de niveaux, ce qui complique les processus d’autogouvernement. Et il y a des sujets, comme le contrôle territorial, qui vont demander de nouvelles batailles politiques et juridiques.

Il faut aussi préciser qu’il existe plusieurs mouvements au Michoacán, qui chacun rassemble des communautés indigènes, avec leurs propres représentants, leurs propres façons de faire et des différences de points de vue : le Frente por la Autonomía, le Consejo Supremo Indígena, et des communautés « indépendantes », par exemple. Il n’y a pas d’homogénéité du mouvement, ce qui peut être une force comme une faiblesse.

Enfin, je mentionnais le soutien du gouverneur du Michoacan à ce processus. Ça a été une chance, mais le jour où il sera remplacé par un gouverneur moins sensible à ce sujet, les choses se compliqueront sûrement. [Joce de Terres Vivantes en Cévennes]

1. Les villages des peuples indigènes sont généralement appelés communauté.

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