Eric Zemmour, présent depuis plus de 20 ans dans les médias français, a eu le temps d’affûter ses armes comme chroniqueur au Figaro, pamphlétaire et polémiste quotidien sur CNews, chaîne télévisée appartenant à Vincent Bolloré, milliardaire, devenu magnat des médias. Depuis plus de deux mois, il sillonne le pays, menant une campagne électorale toujours pas officielle, et ses thèses inquiétantes notamment sur les Musulmans, les Noirs et les femmes sont propagées dans quasi tous les médias. Et pourtant il se présente et est présenté comme un personnage antisystème, s’attribuant une aura d’opposant subversif. En réalité, il courtise le monde politique, financier et médiatique dont il maîtrise les codes.
D’aucuns disent qu’il ne s’agit que d’un phénomène éphémère, un feu de paille, dont il ne faudrait pas amplifier l’importance, d’autres le considèrent comme une menace. Quoi qu’il en soit, ses positions racistes ont permis d’enfoncer certaines digues et de renforcer et radicaliser le discours dominant préexistant autour du triptyque obsessionnel de la droite et de l’extrême droite : l’immigration, l’insécurité et l’Islam. Entre-temps presque toute la classe politique reprend avec une certaine délectation ces thèmes déclinés dans toute leur laideur, au prix d’une compromission coupable. On se souvient du fameux rassemblement organisé en mai 2021 par des syndicats de police devant le Parlement où fascistes étaient réunis avec des communistes en passant par des sociaux-démocrates et des verts autour du thème de l’insécurité.
Une idéologie source de graves menaces
L’idéologie raciste de Zemmour est aussi primitive qu’opérante d’autant plus qu’elle se construit sur un fond vieux de plus d’un siècle de propagande antisémite. Le cœur de son discours s’articule autour du mythe d’un complot islamique (il y a cent ans c’était le complot juif) qui menacerait la France. Le « grand remplacement », théorisé par Renaud Camus, viserait à assujettir la France et à détruire la civilisation européenne. Ainsi, Zemmour affirme dans l’émission C à vous en septembre 2016 : « Nous vivons depuis trente ans une invasion, une colonisation, qui entraîne une conflagration », anticipant ni plus ni moins une « guerre civile ». Le tueur de Christchurch en Nouvelle-Zélande, lui aussi adepte du « grand remplacement », a franchi le pas en mettant en pratique cette idéologie meurtrière : le 15 mars 2019, Brenton Tarrant, terroriste australien, massacre 51 personnes dans une mosquée.
Zemmour persiste dans ses divagations paranoïaques quand en septembre 2019 lors de la Convention de la droite, il martèle qu’« En France, comme dans toute l’Europe, tous nos problèmes sont aggravés par l’immigration : école, logement, chômage, déficits sociaux, dette publique, ordre public, prisons, qualifications professionnelles, urgences aux hôpitaux, drogue. Et tous nos problèmes aggravés par l’immigration, sont aggravés par l’islam. C’est la double peine. » Voilà qui, en guise de programme politique, est tranché : Zéro immigration, zéro Islam et tous les problèmes des Français seraient résolus !
Le non-candidat ressasse que l’Islam ne serait « pas compatible avec la République » car « en Islam il n’y a pas de musulmans modérés ». Alors, faut-il les déporter ? lui demande le journaliste du Corriere della Sera le 30 octobre 2014. Il répond : « Je sais, c’est irréaliste mais l’Histoire est surprenante. Qui aurait dit en 1940 que un million de Pieds-noirs, vingt ans plus tard, seraient partis d’Algérie pour revenir en France ? Ou bien qu’après la guerre, 5 ou 6 millions d’Allemands auraient abandonné l’Europe centrale et orientale où ils vivaient depuis des siècles ? ».
Quoi faire, si ce n’est d’organiser la déportation des « intrus » qu’il appelle « remigration ». En janvier 2021, il explique sur C News : « Vouloir la remigration, ce n’est pas être raciste. C’est considérer qu’il y a trop d’immigrés en France, ça pose un vrai problème d’équilibre de démographie et identitaire (…). La France est en danger. » Le décor est planté, la réponse clairement exprimée.
Zemmour a bien d’autres obsessions dont celle des femmes n’est pas des moindres. Ses propos se suffisent à eux-mêmes. Dans son livre Le Premier sexe (2006), il affirme que « la virilité va de pair avec la violence, que l’homme est un prédateur sexuel, un conquérant ». Et décrivant un film des années 1970, il regrette amèrement cette époque où les femmes étaient plus complaisantes. « Quand le jeune chauffeur de bus glisse une main concupiscente sur un charmant fessier féminin, la jeune femme ne porte pas plainte pour harcèlement sexuel. La confiance règne. » Zemmour, machiste proclamé, est ainsi confronté à plusieurs plaintes de femmes pour harcèlement sexuel.
Des réseaux de soutien importants
Zemmour qui semblait agir en électron libre en tant que polémiste et pamphlétaire dispose de fait de puissants réseaux de soutien. Non seulement il provoque d’importants clivages au sein du Rassemblement national mais également du parti Les Républicains, lui permettant ainsi de siphonner de plus en plus de cadres et de militants, d’autant plus qu’il peut compter sur de nombreux groupes fascistes, en particulier les monarchistes de l’Action française.
Selon les enquêtes de Médiapart, ses comités de soutien locaux sont composés d’anciens du mouvement de Bruno Mégret, de membres de l’Action française, de la Ligue du Midi ou de Génération identitaire qui assurent notamment le service d’ordre, sans oublier des catholiques ultra-conservateurs, des anciens de l’OAS (Organisation de l’armée secrète) et d’autres nostalgiques de l’Algérie française. Les réseaux de la Manif pour tous lui seraient également d’une grande utilité. Et l’agitateur néo-libéral tenterait à présent une jonction avec des Gilets jaunes pour parer à sa réputation de représentant des riches.
Ces comités s’activent frénétiquement alors même que sa candidature n’est pas encore annoncée. Ils organisent ses tournées en France, les meetings et les déambulations, les rencontres de personnalités politiques, arrangent des levées de fonds et récoltent des parrainages d’élus. Les réseaux sociaux sont un outil auquel ont très largement recours ses lieutenants qui se recrutent souvent parmi des jeunes de Génération Z.
Si la vente des livres de Zemmour et ses conférences payantes lui rapporte des revenus substantiels, elles ne suffisent pas à financer la machine de propagande nécessaire pour le propulser au-devant de la scène. Mais surtout sans soutien d’hommes d’affaires influents, point de candidature. Charles Gave, financier, gestionnaire de fonds, serait prêt selon Médiapart à le soutenir financièrement mais surtout à lui ouvrir son carnet d’adresses, notamment dans les milieux financiers londoniens, tandis que plusieurs jeunes banquiers l’accompagnent déjà dans sa conquête de l’électorat.
Pour accéder à cette notoriété, Zemmour, contrairement à l’image de victime de la censure qu’il renvoie et sur laquelle il s’auto-apitoie volontiers, peut compter sur une grande partie des médias. Tout d’abord ceux de Vincent Bolloré, homme d’affaires associé à la françafrique ayant racheté journaux et chaînes de TV pour servir la cause de l’extrême droite notamment à l’occasion de la campagne électorale. Cet oligarque l’a propulsé en lui ouvrant les plateaux de sa chaîne Cnews. Mais il n’est pas le seul, tout le spectre des médias d’extrême droite se repaît de ses propos fascistes, racistes et misogynes tandis que les autres courent après lui pour ramasser quelques miettes d’audimat supplémentaires.
Marionnette de Macron ?
Penser que cette propagande est marginale et ne serait que le produit d’un cerveau retors, ne prend pas la mesure de l’effondrement sociétal et de la crise du capitalisme. Zemmour n’est pas isolé dans ses égarements, la classe politique dans sa quasi-totalité l’accompagne dans cette dérive. Si un gouvernement Macron sous couvert de lutte contre le séparatisme fait la chasse aux Musulmans et interdit des associations de lutte contre l’islamophobie, si un Darmanin tire sur tout ce qui ne fait pas allégeance à une notion tronquée et étriquée de la République, ne préparent-ils pas le terrain d’un régime autoritaire ? Zemmour pourrait facilement être exclu du champ politique d’autant plus qu’il a déjà été condamné pour provocation à la haine raciale. Pour le moment il semble servir les desseins d’Emmanuel Macron. Mais ces calculs électoraux biaisés qui consistent à autoriser le durcissement de l’extrême droite pour qu’elle s’étripe et emporte la droite dans ses divisions afin de ramasser la mise électorale est un jeu dangereux.
La configuration à laquelle nous faisons face aujourd’hui évoque celle des années 1930 lorsque des riches industriels et financiers, ainsi que les médias et les politiques qui les servaient, brandissaient le complot juif pour installer un pouvoir fasciste et instrumentaliser les mouvements populaires. Comme le constate l’historien Enzo Traverso, la représentation de l’islam en tant que menace pour la culture européenne et les identités nationales sert à souder par la peur une communauté nationale socialement et économiquement fracturée. Cette stratégie politique réactionnaire a été développée aux XIXe et XXe siècles avec l’antisémitisme pour détourner l’opinion des thématiques autour de la précarisation des couches défavorisées et du creusement des inégalités. L’analogie avec l’actualité est frappante…
La montée du fascisme dans les années 1930 sur fond de crise systémique du capitalisme a exacerbé la propagande antisémite jusqu’à considérer les juifs responsables du marasme européen et justifier leur extermination. Ne l’oublions pas. [Tissa]