Article paru dans l’Épisode cévenol numéro 20.
Imaginons une tribune de généraux appelant ouvertement au putsch. Que se passerait-il? Evidemment, les protestations fuseraient de partout, les politiques, majoritairement, condamneraient, les partis d’opposition et les associations manifesteraient, les médias organiseraient des débats houleux et controversés, des sanctions tomberaient, des plaintes seraient déposées, etc.?
Eh bien 20 généraux viennent de lancer un tel appel. Le texte intitulé, “Pour un retour de l’honneur de nos gouvernants“ est publié dans Valeurs actuelles , journal d’extrême droite, le 21 avril, jour du 60e anniversaire du putsch de généraux opposés alors à l’indépendance de l’Algérie. Tout un symbole!
Que disent ces haut-gradés séditieux actuels? D’entrée, ils préviennent: “L’heure est grave, la France est en péril, plusieurs dangers mortels la menacent”. Le mot clé est “délitement”. Qui selon eux sont responsables? Les “partisans haineux et fanatiques” qui provoqueraient “la guerre raciale” avec les termes de “racialisme”, “indigénisme” et les “théories décoloniales” (comprendre notamment les islamo-gauchistes); “l’islamisme et les hordes de banlieue” qui voudraient détacher des “territoires soumis à des dogmes contraires à notre Constitution”; la “haine” de certains manifestants (comprendre les black blocs). Selon eux, “face à ces “périls”, le gouvernement “silencieux” “louvoie”, bref, il n’agit pas. Et de poursuivre que “si rien n’est entrepris” pour protéger “nos valeurs civilisationnelles”, “l’intervention de nos camarades d’active sur le territoire national” sera inévitable, entraînant rien de moins qu’une “guerre civile” avec des “milliers de morts”. Une menace, on ne peut plus directe!
Rappelons que cette tribune a été précédée le 14 avril par un “document de travail” rédigé par seize généraux du Cercle de Réflexion Interarmées (CRI) destiné à l’ensemble des groupes parlementaires. Intitulé “Pour une stratégie globale contre l’islamisme et l’éclatement de la France” il se présente selon le JDD comme “un plan de bataille à ‘stratégie multidimensionnelle’ contre l’islamisme, l’immigration, la binationalité et la perte de repères dans la jeunesse”. Selon l’un des rédacteurs, “une guerre hybride nous a été déclarée, elle est multiforme et s’achèvera au mieux sur une guerre civile, ou au pire sur une cruelle défaite sans lendemain.”1
La publication de la tribune des généraux n’a suscité que trop peu de remous, la majorité politique s’est quasiment tue. Macron n’a pipé mot, les partis d’opposition ont regardé ailleurs ou approuvé, les grands médias ont surtout minimisé ou acquiescé. Tandis que Marine Le Pen a invité les rédacteurs à rejoindre son parti, rares sont ceux qui ont protesté: Jean-Luc Mélenchon a rappelé que la provocation à la désobéissance des militaires est passible de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende et a fait un signalement auprès du Procureur de la République, qui lui ne voit pas matière à poursuites pénales!
Et voilà, qu’à peine 3 semaines plus tard, le 10 mai, on assiste à un nouveau tir de canon! Un deuxième texte, cette fois anonyme, est publié dans le même journal, par des officiers de «la génération du feu», ceux qui ont fait la guerre en Afghanistan, au Sahel et participé à l’opération sentinelle en France. Ils y défient le pouvoir qui laisserait “le communautarisme s’installer dans l’espace public, dans le débat public», (…) et «la haine de la France et de son histoire devenir la norme”. Face à la “déchéance”qui précéderait “l’effondrement”, ils incitent le gouvernement à sévir, car il y va “de la survie de notre pays”. Eux aussi se voient investis de la mission de rétablir l’ordre en cas de “guerre civile”. Mais ne sont–ils pas les protagonistes principaux de leur propre scénario martial?
Pour compléter la série d’interventions publiques de forces armées, rappelons que des “policiers en colère” ont adressé le 6 mai une lettre au Président dans laquelle ils exigent notamment de “procéder au bouclage des 600 territoires perdus de la République (sic!), y compris avec le renfort de l’Armée, en contrôlant et en limitant les entrées et sorties de ces zones par des checkpoints sur le modèle israélien de séparation mis en place avec les territoires palestiniens.” Cette référence aux méthodes israéliennes colonialistes acquiert une résonance particulière dans la situation actuelle d’agression généralisée sur les Palestiniens. Viseraient ils une guerre civile qu’ils ne s’y prendraient pas mieux!
Toutes ces déclarations publiques culminent dans l’appel à une manifestation, le 19 mai devant le Parlement, organisée par l’intersyndicale de policiers contre la Justice pour exiger “la mise en œuvre de peines minimales pour les agresseurs de Forces de l’Ordre”. L’érosion de l’Etat a-t-elle atteint un tel niveau que le ministre de l’Intérieur peut se permettre de participer à une manifestation au côté de factieux qui remettent en question une institution régalienne, à savoir la Justice, et ce au moment même où le Garde des Sceaux, représentant de celle-ci, intervient devant l’Assemblée?
Ces appels successifs de militaires et policiers à l’embrigadement de la justice et à une intervention militaire révèlent d’abord la faiblesse d’un Etat et d’une classe politique à la dérive qui n’ont comme principale réponse “disruptive” aux défis actuels qu’une surenchère nationaliste et sécuritaire. Pour les uns comme pour les autres les ennemis intérieurs sont identifiés (les islamistes, les racisés, les séparatistes, les islamo-gauchistes, etc.). Tous exhortent à serrer les rangs autour d’un grand narratif sur la “grandeur de la France” décliné en de multiples discours faits de valeurs, de principes, d’union, de nation etc. L’opposition, dans sa quasi-totalité, et une grande partie des intellectuels ont été happés et mis au pas.
Ne vivons–nous pas en réalité dans un état de guerre permanent? Une guerre contre les banlieues, les noirs et les musulmans, les gilets jaunes, les pauvres, les réfugiés, les luttes sociales, etc.
A jouer aux apprentis–sorciers fascistes, Macron et sa clique seront vite dépassés par les maîtres eux-mêmes. L’heure est grave, oui… [Tissa]