“[…] je parle des hommes et des femmes qui vont travailler tous les matins en banlieue et qui se font massacrer pour nulle autre raison que leur couleur de peau. C’est un fait. […] A un moment il faut envoyer un signe à un peuple. Il y a des hommes noirs et des femmes noires, il y a des hommes arabes et des femmes arabes qui se font contrôler quotidiennement, qui se font fracasser aujourd’hui en confinement. C’est pas possible !”
Ces propos fermes et audacieux prononcés par Camélia Jordana le 23 mai 2020 sur le plateau de “On n’est pas couché” n’ont pas été entendus. La classe politico-médiatique s’est braquée sur le terme “massacrer” pour discréditer le message et légitimer l’absence d’une quelconque empathie pour les concernés, une fois de plus invisibilisés. Puisqu’ils n’existent pas pourquoi montrer un signe… de solidarité ?
Savons-nous vraiment ce qu’ont vécu les habitants des quartiers populaires durant le confinement ? Ceux et celles qui tous les jours intégraient les rouages de la machine France. 65 % de l’économie a continué de tourner grâce à ceux et celles qui n’avaient pas le privilège de choisir de rester à la maison. Et ceux dont le petit boulot précaire avait disparu n’ont pas forcément été aidés et ont frôlé pour beaucoup la faim.
Savons-nous vraiment ce que ces personnes ont subi quotidiennement durant le confinement ? Selon les statistiques du gouvernement, jusqu’à fin avril, dans le seul département de Seine-Saint-Denis (93), la police a procédé à 220.000 contrôles soit plus du double de la moyenne nationale, et 17 % des personnes contrôlées ont été verbalisées, près du triple de la moyenne nationale. Est-ce un hasard ?
Mais ces chiffres ne nous disent pas que ce sont majoritairement les personnes noires et arabes, les racisées, adultes et mineurs, qui ont subi systématiquement les contrôles musclés au faciès : amendes injustifiées, verbalisations à répétition, insultes racistes, coups, étranglement, utilisation de gaz lacrymogène ou de Taser, tir de LBD (!). Le nombre de blessés est inconnu mais les témoignages sont poignants.
Et combien de personnes ont été tuées par la police durant le confinement ? Entre 12 et 14 ! Plusieurs en cellule de dégrisement ! Que leur est-il arrivé ?
Le message de Camélia Jordana est à situer dans ce contexte. Puis est survenue la mort de George Floyd, deux jours plus tard, à Minneapolis, étranglé, asphyxié pendant huit très longues minutes par un policier et ce sentiment habituel d’impuissance s’est transformé en volonté de s’affirmer : “Les vies des noirs comptent” ! En France aussi la police tue par étranglement. C’est ce qui explique notamment l’ampleur des manifestations contre le racisme et les violences policières.
En France, le maintien de l’ordre est une affaire de police et de gendarmerie, donc pour cette dernière de l’armée. Elles savent de quoi tenir : Par le passé lors de l’esclavage puis des guerres coloniales comme aujourd’hui avec l’immigration et le “terrorisme”, “l’ordre sécuritaire” est fondé sur l’imaginaire de la défense contre un “ennemi extérieur” venant perturber le “corps national”. Alors que les expressions “racisme institutionnalisé”, “structurel” sont admises quand il est question des Etats-Unis, en France elles sont malvenues car, nous dit-on, l’histoire serait autre, les inégalités de nature différentes. Les devises “Egalité”, “Fraternité” préserveraient la nation et ses institutions de tout “racisme systémique” nous explique-t-on. Cette conception qui a forgé les institutions et l’idéologie françaises est profondément raciste en ce qu’elle ne tolère qu’un seul et unique narratif. Les antiracistes et décoloniaux racisés qui prétendent le contraire seraient des “communautaristes” et des “séparatistes” qu’il faut éliminer. La charge est tout simplement inversée. On n’est plus face à un enfermement dans le déni mais une offensive frontale des élites et des pouvoirs publics.
Macron s’en fait le porte-parole belliciste lors de son dernier discours du 14 juin : “Je vous le dis très clairement […], la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son Histoire. La République ne déboulonnera pas de statue. Nous devons plutôt lucidement regarder ensemble toute notre Histoire, […] avec une volonté de vérité et en aucun cas de revisiter ou de nier ce que nous sommes. […] Sans ordre républicain, il n’y a ni sécurité, ni liberté. Cet ordre, ce sont les policiers et les gendarmes sur notre sol qui l’assurent.”
Les descendants d’esclaves et de colonisés n’acceptent plus d’être traités comme des hommes et des femmes de seconde zone. Ils revendiquent haut et fort la reconnaissance de leur part de l’Histoire. Ils exigent du respect. Et aux agressions racistes ils répondent “Pas de justice, pas de paix !”. Pour combien de temps encore ? 1 [Tissa]
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1 Raoul Peck, J’étouffe : https://le1hebdo.fr/journal/jetouffe/301/1/article/j-touffe-3898.html