Voilà ce que j’ai pu lire, affiché sur un mur, en terminant mon pèlerinage au temple local de la marchandise. J’ai été surpris : comment ce message de la droite dure américaine se retrouvait-il affiché ici ? Elon Musk, le patron charismatique de Tesla, SpaceX et Starlink contraint d’attendre plus qu’il ne le souhaitait avant de pouvoir rouvrir son usine de Californie, aurait-il été invité par le maire à transférer son centre de recherche à Saint-Jean ? Bolsonaro et Trump se seraient-ils donné rendez-vous dans le secteur, afin de partir en randonnée ou de se faire une petite tournée des vignobles ? Durant quelques instants, je me suis vu retrouver le chemin de la respectabilité : ouvrier voire même technicien dans une des entreprises du milliardaire américain, actif digne, participant avec vigueur au désastre de l’économie marchande globalisée. Au bout de quelques jours il m’a pourtant fallu me rendre à l’évidence : si Elon traînait dans le coin, j’en aurais probablement entendu parler. Je me suis alors rabattu sur l’espoir d’un partage viril de postillons avec Jair ou Donald, voire d’un échange de verre dans une cave obscure. Encore en vain. Ma perplexité en est sortie renforcée : comment ce message était-il arrivé jusqu’ici ?
Et puis un soir, peinant à trouver le sommeil, quelques bribes de conversations me sont revenues, quelques phrases entendues pendant le confinement quand, entre deux quintes de toux, j’avais cédé à l’appel de la rue et étais sorti prendre l’air : “Ce virus n’existe pas” “Ce n’est qu’une grippe” “C’est un complot”. Sur le coup, je n’avais pas prêté grande attention à ce discours pourtant assez présent. A le voir surgir sur les murs aujourd’hui, et alors que le taux de propagation de l’épidémie semble baisser de jour en jour dans le pays, il me semble qu’il peut être intéressant d’y consacrer quelques lignes.
Tout d’abord, il est indéniable que la gestion étatique de l’épidémie a été pathétique, mais peut-on sérieusement considérer qu’il s’agissait d’une “vraie fausse pandémie” et que celle-ci est “terminée” ?
Sur le premier point, il est probable qu’il soit plus facile d’y “croire” dans certains quartiers de banlieue parisienne durement touchés que par ici. Il est vrai que les médias dominants ont su montrer leur servilité dans cet épisode comme dans les mois le précédant et qu’un certain scepticisme ne puisse être que salutaire. Pourtant, peut-on ignorer complètement la parole du personnel médical dans des hôpitaux parfois saturés ? Que penser des pays qui n’ont aucun intérêt à ajouter une crise sanitaire à une situation déjà compliquée (Iran, Argentine, Venezuela…) et qui pourtant ne font pas entendre de voix dissonantes ? L’enjeu est-il vraiment uniquement celui d’un “test d’obéissance” comme l’affirme cette affiche ? Ne peut-on rien percevoir d’autre, si l’on accepte de prendre un peu de recul ?
Il est facile de nier l’existence d’une crise sanitaire depuis une région peu touchée, elle-même dans un des pays les plus riches et les mieux équipés médicalement du monde. A ce titre il peut s’avérer fécond de s’interroger sur l’origine réelle de la richesse qui finance à peu près tout le “social” ici : Sécu, Retraites, RSA… Qu’on prenne une perspective historique, ou plus contemporaine, il semble que les travailleurs du Sud global ne sont pas pour rien dans le bon tiers de PIB qui finance le confort (certes, aliéné et aliénant) dont nous pouvons faire l’expérience par ici1. Quelques questions se posent alors : parce qu’il n’y a pas de cadavres dans les rues ici, peut-on considérer qu’il n’y a pas eu d’épidémie tout court ? Ce lien avec les ouvriers du Sud, qui travaillent “pour” nous, qu’on le veuille ou non, ne nous oblige-t-il pas à une vision plus globale, à sortir le nez de ces rues épargnées, non sans raison ?
Il est évident qu’une épidémie de ce type se propage avant tout là où les hommes circulent le plus, le plus rapidement, et s’entassent dans des salles fermées ou des métros bondés. Cela explique sa propagation rapide dans le Nord de l’Italie comme en région parisienne, l’explosion à New York2 ; c’est aussi ce qui (avec d’autres facteurs) explique la relativement faible diffusion de celle-ci dans certains départements ou pays. C’est justement sur ce point qu’il me semble indécent d’affirmer que “la vraie fausse pandémie est terminée”. Car s’il semble possible que le virus circule peu ici et maintenant, ce n’est pas forcément le cas partout, et dans la pratique, c’est surtout dans les pays pauvres que les gens vont morfler, quand bien même un redémarrage de l’épidémie ici n’est pas impossible. De fait, la crise économique qui s’annonce y sera plus violente qu’ici, mais surtout, une propagation plus lente du virus n’y implique en rien que le pire y soit passé.
Cette affirmation ne peut en effet que sonner douloureusement faux dans de nombreuses localités du Brésil, au Chili, et même aux États-Unis, où rien n’est “terminé” et où de nombreux travailleurs se retrouvent endettés à vie pour financer les frais médicaux liés à leur maladie. Et si l’on tourne les yeux vers l’Asie du Sud, où le virus semble progresser et plusieurs morgues saturer, et où des millions de personnes sont sous alimentées et vivent à plusieurs générations sous le même toit, on se demande qui peut bien affirmer sérieusement que “la vraie fausse pandémie est terminée…”
Affirmer cela, n’est-ce pas en effet cracher à la gueule des vieux et affamés du Sud, de ces infirmières et ouvriers d’abattoir malades, des travailleurs pauvres des grandes métropoles, comme les sans-papiers d’Elmhurst enterrés dans les fosses communes de Hart Island, et de tant d’autres ? Si l’on considère qu’ici comme ailleurs, c’est globalement les plus pauvres – souffrant souvent de malnutrition ou de problèmes de santé préexistants –, les travailleurs “illégaux” et certaines minorités (indigènes…) qui ont souffert, souffrent ou vont souffrir plus de la Covid-19, on comprend peut-être que ce n’est pas pour rien que de l’autre côté de l’Atlantique, ce discours est celui d’une partie de la bourgeoisie – souhaitant relancer au plus vite la machine économique – comme des suprémacistes blancs… [Aygret]