Il est des évidences parfois trompeuses. En cette époque pourtant marquée par une prise de conscience largement perceptible de l’impasse dans laquelle l’humanité semble vouée en poursuivant son irrémédiable course au développement, certaines conceptions la soumettant à cet impératif demeurent curieusement ancrées. Ainsi, il est encore courant dans le langage commun de parler de progrès technologique, de civilisation avancée, ou encore de victoire de l’humain sur la nature de manière admirative, voire élogieuse, sans pour autant émettre le moindre doute quant à ses bien-fondés. Plus surprenant encore, les réflexions proposant un dépassement de cette évolution aux allures pourtant suicidaires seraient taxées d’utopistes, d’idéalistes, et donc de possibles non réalisables, de vaines chimères, où de perspectives déconnectées de toute réalité.
La crise planétaire déclenchée par la propagation du virus Covid-19 semble avoir provoqué une véritable onde de choc dans les consciences. Les principales craintes face à celle-ci ont pu porter sur la peur de la maladie ou de la mort, la privation de liberté liée au confinement massif des populations, les dérives autoritaires et répressives mises en place, l’incompétence et le manque de moyens alloués par les gouvernements pour faire face à une telle situation. La gestion de cette crise a révélé tant les inégalités sociales que les aberrations du système capitaliste privilégiant le profit économique face au bien être humain. Mais pour autant, tout cela est-il une nouveauté ? Les famines, les guerres ne marquaient-elles pas déjà le caractère éphémère du passage de la vie sur terre ? Les sièges de Beyrouth, Sarajevo, Gaza ou Idlib n’imposaient-ils pas une privation de liberté autrement plus effroyable que celle du confinement ? La menace nucléaire ou celle du bouleversement climatique ne faisaient-elles pas rôder une odeur de mort tout autant anxiogène ? Les populations n’étaient-elles pas déjà clivées par des inégalités issues de la division de la société en classes, par l’essor colonialiste, ou par les ségrégations imposées des ghettos sociaux urbanisés ? La crise, de par le fait qu’elle a touché l’ensemble de la planète simultanément, a ainsi révélé de manière frontale un état des lieux alarmant, mais aussi la résignation qui faisait que prises séparément, ces catastrophes avaient tendance à se confondre dans une morne habitude de désolation. Et là où certaines catégories de populations habituellement épargnées par la tourmente se croyaient protégées, un retournement s’est opéré et c’est dans la chair de tous que le malaise se fait sentir profondément.
Si la question n’est pas nouvelle, alors il convient de rechercher plus lointainement les origines qui ont conduit à une telle déferlante destructrice. Que s’est-il passé pour en arriver là ? En 1962, Lewis Mumford, auteur de plusieurs ouvrages sur le développement humain, écrivait déjà : « La civilisation moderne n’est plus qu’un véhicule gigantesque, lancé sur une voie à sens unique, à une vitesse sans cesse accélérée. Ce véhicule ne possède malheureusement ni volant, ni frein, et le conducteur n’a d’autres ressources que d’appuyer sans cesse sur la pédale d’accélération, tandis que, grisé par la vitesse et fasciné par la machine, il a totalement oublié quel peut être le but du voyage. » Là où le terme de civilisation est encore employé de nos jours afin de marquer une opposition à ce que l’on a coutume d’appeler sauvagerie ou barbarie, et serait censé s’accorder avec une vision idéalisée mais pourtant biaisée du progrès, force est de constater que c’est dans la continuité d’un mythe désincarné et totalisant que s’est bâtie la société actuelle. Et sans méconnaître la part non négligeable d’améliorations techniques, culturelles ou scientifiques qu’a pu connaître la condition humaine par rapport à des formes et des normes antérieures de développement, la question ici est de reconsidérer les fondements principaux sur lesquels elle s’appuie et de dénoncer la domination incontestable que s’est assuré l’humain pour régner en maître absolu sur l’ensemble de la planète. Mumford désignait le terme de civilisation comme l’ensemble des institutions étant apparues depuis ses origines et pouvant se caractériser par : « la centralisation du pouvoir politique, la séparation de la société en classes, la division du travail pendant toute la vie, la mécanisation de la production, l’accroissement de la puissance militaire, l’exploitation économique des faibles, l’instauration universelle de l’esclavage et du travail forcé à des fins industrielles et militaires. » Une constante que l’on retrouve à des proportions variables dans chaque société civilisée depuis l’âge des pyramides et les premières cités mésopotamiennes il y a cinq mille ans déjà…
Le constat de cette soumission accablante et sans espoir de l’humanité aux rouages institutionnels, économiques et technologiques dont elle s’est dotée ne doit pas pour autant être considéré avec fatalisme ou venir s’ajouter à l’écrasement induit par la situation actuelle. Au contraire, celui-ci doit faire émerger la nécessité de s’extirper d’une urgence paralysante sans cesse reconduite de crise en crise pour en faire ressortir les éléments néfastes auxquels s’opposer, et ceux sur lesquels s’appuyer. Car la question de remédier à un modèle de développement en usage depuis plusieurs millénaires ne pourra émerger clairement sans avoir pris auparavant le recul nécessaire pour le faire ou être résolue en un seul jour. Et ce n’est pas avec une vision hypertrophiée où réductrice de l’assujettissement de l’homme moderne à un système intenable que la construction de la société libérée de demain pourra s’effectuer. Au contraire, c’est en comprenant toute la dépendance des êtres humains au système qu’ils ont eux-mêmes mis en place et en cherchant d’où proviennent les erreurs et les fautes de direction prises dans le passé qu’il sera possible d’ancrer une nouvelle image intelligible du monde permettant de supplanter les anciens dogmes. Martin Buber, lors de ses recherches sur le socialisme utopique écrivait en 1952 : « Pour atteindre ce à quoi on aspire, on doit maintenant créer l’espace possible, pour qu’il se réalise par la suite. » Il préconisait de chercher dans la société actuelle les matériaux destinés à faire prendre corps à un projet concret qui à la fois valorise l’exigence d’autonomie des individus et leur capacité à s’associer librement, mais résiste également à l’État centralisateur et au capitalisme. C’est en s’appuyant sur des structures communautaires – existantes ou à créer – de voisinage, de travail et d’entraide qu’un tel projet peut s’expérimenter, sans chercher à résoudre tous les problèmes à la fois, ni à proposer de solution définitive ou de vision politique ex-nihilo. Cette régénération de la société n’est ainsi pas issue d’un rêve abstrait, mais bien une possibilité de faire vivre un idéal ici et maintenant. « L’utopie n’est pas au bout du chemin, elle est le chemin. », expliquait-il, et cela semble aujourd’hui encore la manière la plus réaliste d’assister au passage d’une société basée sur les concepts de puissance, de contrôle et de domination à celle menant vers plus de plénitude et d’émancipation.
La crise liée au coronavirus a ainsi révélé et amplifié des tendances déjà présentes dans la société, tout autant qu’elle a entraîné de nombreuses interrogations dont les luttes d’aujourd’hui ne pourront faire l’impasse. L’endurance de l’humain face aux traumatismes qu’il engendre le laisse en proie à l’une de ses principales faiblesses : son accoutumance, qui l’empêche de se projeter au-delà de ses propres limites. Toutefois, sa résilience lui procure la force d’entrevoir d’autres cheminements et avenirs possibles. Tout l’enjeu de cette crise consiste donc bien en la capacité de se saisir de ces potentialités libératrices pour les concrétiser et les généraliser, et ce jusqu’à ce que la fin de leur monde devienne enfin une évidence. [Grenouille]