Aurélien Berlan était présent à Anduze le 28 avril dernier pour présenter son ouvrage « Terre et Liberté – La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance » paru aux Éditions La Lenteur. Nous avons souhaité nous entretenir avec lui…
– Tu vis aujourd’hui dans le Tarn après avoir passé une partie de ta vie en ville, notamment à Paris. Qu’est-ce qui t’as poussé à quitter le milieu urbain et que recherchais-tu à la campagne ?
Au début des années 2000, je me suis engagé dans le mouvement altermondialiste. J’ai alors compris qu’il y avait quelque chose de pourri dans le mode de vie que je menais et auquel j’étais, comme tous les gens autour de moi, condamné par l’organisation sociale. Ce mode de vie, on peut le définir, par analogie avec les notions de chasseur-cueilleur ou de paysan-artisan, comme celui de salarié-consommateur-électeur. Qu’on le veuille ou non, il repose sur l’exploitation brutale de la nature et des humains, même si l’on ne participe pas directement à cette exploitation : tout ce que je consommais (nourriture, vêtements, etc.) était produit dans des conditions inacceptables. Et même pour celles et ceux qui, comme moi, profitaient de cette exploitation en tant que citoyens des pays riches, il suppose une bonne dose de domination au travail, d’aliénation en tant que consommateur et de manipulation comme électeur. De sorte que j’avais une vie schizophrénique : je manifestais le samedi contre le système qui me faisait vivre toute la semaine. C’était insupportable, et je voyais bien que j’allais finir par devenir cynique si je ne parvenais pas à ne serait-ce qu’atténuer cette dissonance cognitive. J’ai eu alors l’impression qu’en vivant à la campagne, je pourrais desserrer un peu l’étau des contraintes me rendant totalement dépendant du système capitaliste, et donc atténuer la contradiction. Je n’en fais pas une stratégie politique ni une injonction morale, car desserrer l’étau n’est pas renverser le système (ce à quoi j’aspire), et que tout le monde n’a pas les moyens pour faire ce pas de côté. C’est un choix personnel qui explique en partie les questions que je me suis ensuite posées, et auxquelles j’ai tâché de répondre dans mon livre.
– La notion de liberté est un terme qui a été utilisé au cours du temps par de nombreux courants de pensées, parfois antagonistes. Tu montres qu’elle a souvent été assortie du désir de délivrance des tâches nécessaires à la vie quotidienne, peux-tu nous en dire un peu plus ?
La liberté est un idéal qui est au cœur de notre civilisation (sans que cette dernière n’en ait le monopole) et que je partage, si du moins on entend par là l’absence de domination sociale et politique (c’est le noyau dur et originel de la notion). Or, tout en s’en revendiquant bruyamment, notre civilisation n’a pas dépassé la domination. Bien au contraire, elle l’a exacerbée et globalisée, en se livrant à une exploitation inouïe des humains et de la nature (les deux plans étant reliés). J’ai voulu saisir l’origine de ce paradoxe en cherchant à identifier la composante précise qui, dans notre conception occidentale de la liberté, posait problème. Et je l’ai trouvée dans l’idée qu’être libre suppose d’être « délivré » des nécessités de la vie, c’est-à-dire des tâches liées à la subsistance, jugées en général pénibles et ennuyantes : produire sa nourriture, se procurer de quoi se chauffer et se loger, faire le ménage et la lessive, s’occuper de personnes dépendantes, etc. On n’est vraiment libre que lorsqu’on est libéré de ces « nécessités », au sens relatif de « choses à faire » tellement constitutives de notre mode de vie qu’on ne voit pas comment s’en passer.
Cette idée de délivrance est sous-jacente à la plupart des conceptions occidentales de la liberté, qu’elles soient antiques ou modernes, libérales ou socialistes. Force est de reconnaître qu’elle nous traverse toutes et tous, à divers degrés. Pourtant, cette aspiration si commune pose problème. Car pour être exonéré des contraintes du quotidien, il n’y a que deux solutions : s’en décharger sur d’autres personnes, ou bien sur des machines et des robots. Or, toutes deux ont de lourdes implications sociopolitiques et écologiques.
Si la liberté suppose de se décharger sur d’autres des nécessités de la vie, pour se consacrer à des activités jugées plus intéressantes ou réjouissantes, alors elle repose en fait sur la domination. Car il faut alors faire faire à d’autres ces tâches nécessaires qu’on ne veut pas assurer soi-même. Or, « faire faire » est la formule même de la domination sociale, qui repose toujours sur la séparation entre les exécutants qui font et les dirigeants qui disent à leurs subordonnés ce qu’ils doivent faire. L’histoire montre en effet que les dominants se sont toujours défaussés d’un certain nombre de tâches liées à la subsistance sur les groupes qu’ils dominaient, qu’il s’agisse des femmes, des esclaves, des serfs ou des ouvriers. Mais elle montre aussi qu’il y a plusieurs manières de s’y prendre, plus ou moins direct(iv)es et violentes, selon que cette délivrance passe par la menace de la violence armée et/ou par le dispositif impersonnel et indirect du marché.
On pourrait se dire que le recours à des machines pour nous délivrer des tâches pénibles devrait permettre de résoudre ce problème et de nous délivrer toutes et tous intégralement – cela a été l’espoir des industrialistes de gauche, à commencer par Marx. Mais le problème, c’est que l’exploitation industrielle de la nature suppose une division du travail se traduisant par une domination de classe : pour fabriquer et faire tourner ces machines, il faut extraire des métaux et exploiter des sources d’énergie, ce qui suppose un travail d’une pénibilité et d’une dangerosité abyssale ; il faut donc trouver les moyens de contraindre une part de la population à effectuer ces tâches dans les mines, les usines et les plantations. En bref, notre conception de la liberté, parce qu’elle suppose cette composante de la délivrance, implique toujours l’exploitation des autres et de la nature. Sauf à accepter de vivre sur le dos des autres, il est nécessaire de développer une autre idée de liberté.
– Quelles perspectives offrent la notion d’autonomie et quel sens lui donnes-tu ?
Comme celle de liberté, la notion d’autonomie peut être prise en des sens très différents. Quand on parle aujourd’hui, dans les milieux écologistes, de « cultiver notre autonomie alimentaire ou énergétique », cela signifie que l’on aspire à ne plus dépendre (ou moins) des grandes industries pourvoyant à nos besoins, et donc à reprendre en charge nous-mêmes ces nécessités. C’est le contraire de la délivrance et c’est cette conception-là de la liberté qu’il me semble nécessaire de promouvoir aujourd’hui, à condition d’éviter certains écueils.
En ce sens, l’autonomie est une conception sociale de la liberté : personne n’est capable d’assurer seul sa subsistance. Certes, on peut faire plein de choses, à l’échelle individuelle ou domestique, concourant à l’autonomie matérielle. Mais cela suppose de s’organiser avec les autres d’une autre manière que le propose le marché, où les « interdépendances » masquent bien souvent des dépendances asymétriques, donc des rapports de domination. Autrement dit, l’autonomie que je défends suppose une transformation sociale et, à ce titre, elle ne pourra pas être le résultat d’une somme de gestes individuels.
Si la recherche d’autonomie suppose de remettre en question la fascination moderne pour les moyens de production industriels et les technologies, qui nous « délivrent » effectivement d’innombrables tâches pénibles et, au-delà, des limites associées à la condition humaine, elle n’implique ni de diaboliser les moyens techniques ni de valoriser le labeur pour le labeur. Il faut faire preuve de discernement : distinguer les techniques qui soulagent nos peines et nos maux (ce qui est tout à fait légitime) des technologies qui, au prétexte de nous délivrer des nécessités de la vie sur terre, nous rendent toujours plus dépendants du système capitaliste.
– En quoi l’autonomie, pensée collectivement, peut-elle renouer avec les luttes paysannes, féministes et populaires ?
Au sens que je défends, l’autonomie a été au cœur des conceptions populaires de la liberté, notamment paysannes (en Occident et ailleurs), qui associaient la liberté (l’autodétermination) à la capacité à assurer sa subsistance (l’autosuffisance), et donc à l’accès aux ressources, notamment la terre – d’où le titre de mon livre. Ce qui s’est passé chez nous, c’est que cette approche de la liberté comme autonomie a été peu à peu marginalisée, et même invisibilisée par l’idée de délivrance, qui est d’origine aristocratique, urbaine et intellectuelle. Néanmoins, il y a eu des intellectuelles pour la sortir des oubliettes. On pense à Illich bien sûr, mais ce sont surtout des femmes, et avant tout l’écoféministe Maria Mies, qui ont compris que la liberté ne s’opposait pas au « règne de la nécessité » : elle s’oppose d’abord à l’esclavage, dont le développement est justement lié à la volonté de dépasser le « règne de la nécessité ». Telle est l’idée que j’ai voulu défendre, à rebours de l’obsession pour la délivrance qui a contaminé toute notre culture.
[Propos recueillis par Fred]