Jusqu’où peut nous mener la brutalisation inhérente aux rapports sociaux capitalistes ?

Épisode cévenol a déjà consacré plusieurs articles sur la montée de l’extrême droite en France. La problématique ci-dessous essaiera d’en cerner le terreau (on est tenté d’en dire le fumier !) fertile, ce que l’on pourrait dénommer comme un fascisme d’ambiance, en ce sens que cette « montée » n’est pas le seul effet de la propagande d’extrême droite (Bolloré, RN), mais prend sa source dans la crise existentielle-historique, celui de l’absence de perspectives d’auto-transformation de la société, qui conduit à coller aux « valeurs » des maîtres.

– I –

Un fait divers de société n’est pas automatiquement porteur de sens historique. Cependant, la « mort en direct » du streamer Jean Pormanove, le 18 août dernier, n’est pas passée inaperçue. Le principe de cette mise en spectacle qui a finalement plus ou moins dérapé (la victime ne serait pas morte de coups reçus mais de son mauvais état de santé !), était que ce streamer tirait ses revenus des scènes de maltraitance (au bas mot), commises par ses « complices » sur lui-même devant caméras, par leur diffusion instantanée payante auprès d’abonnés (« C’était pour le taf » d’après un proche, recueilli par “Libération” du 23 août 2025). Car il y avait un public, de près de 500 000 abonnés, pour se repaître de violence et de domination, dont les protagonistes assuraient lors de l’enquête, que tout était scénarisé. Le tout se déroulant dans un quartier déshérité de l’agglomération niçoise.

Mais ce n’est pas réservé au “bas” de la société. Dans ce registre, les hautes sphères aussi s’y mettent en scène comme nous le rapporte Naomi Klein – dont on avait apprécié à l’époque le livre « la Stratégie du choc » -, en compagnie de Astra Taylor, dont l’analyse « The rise of end times fascism », parue dans The Guardian le 13 avril 2025, a été publiée en français sur le site “Terrestres” (« La montée du fascisme de la fin des temps »). On y apprend « les nombreuses séances photos sadiques-chics de la secrétaire à la Sécurité intérieure Kristi Noem, qui pose tour à tour sur un cheval à la frontière américano-mexicaine, devant une cellule de prison bondée au Salvador ou brandissant une mitraillette lors de l’arrestation d’immigrants en Arizona ».

– II –

Quand le chef d’État français méprise à l’envi le bas de l’échelle sociale, qu’on se rappelle : « Dans une gare, on croise des gens qui ne sont rien », après avoir tant vanté « les premiers de cordée », il fait écho au PDG de France Telecom qui, pour mieux assurer la privatisation dans « Orange », avait planifié une vaste suppression d’emplois en donnant à sa hiérarchie la consigne « qu’ils partent par la porte ou par la fenêtre », ne pouvant sans doute prévoir que des salariés en burn out finiraient par se défenestrer effectivement. Le plus inquiétant et qui avait été relevé à l’époque, c’est que le climat général de peur avait même inhibé des gestes élémentaires d’entraide psychologique entre salariés, rivés au pauvre espoir de pouvoir passer entre les gouttes. De même, en France, un appareil de répression surdimensionné peut mutiler, devant caméras, de manière sadique des manifestants sitôt qu’ils sont en dehors des rituels pré-écrits.

Mais même dans la vie futile du divertissement, une télé-réalité conclut chaque épisode par le vote des participants pour éliminer le perdant de la semaine permettant de sacrer plusieurs semaines plus tard, le vainqueur final. Singulière illustration du vote démocratique ! Dans d’autres loisirs consommés “à domicile” l’industrie du porno fait de la domination sexuelle unilatérale, consommée par le voyeur, son fond de commerce.

Par ces différentes dispositions s’étend une néo-culture (?) du “plus fort”, ce à quoi la colonisation de la sphère publique par les joutes sportives a aussi apporté sa contribution. Au bout du compte, le harcèlement entre adolescents témoigne de la propension à vouloir rabaisser l’autre ou tout du moins à se créer un bouc émissaire sur qui concentrer la détestation de ce qu’on vit. C’est que l’envoûtement algorithmique des réseaux sociaux ramène toujours plus vers des stimuli binaires et des jugements sans nuance, dont l’extrême droite fait son miel…

– III –

Il y a peut-être des niveaux d’analyse en termes d’héritage géopolitique (culpabilité de l’Europe par rapport à la Shoah, volonté d’enfoncer un coin occidental dans l’aire arabo-musulmane…) qui peuvent expliquer la passivité de la sphère occidentale-démocratique à l’égard de l’acharnement à la destruction et au génocide de l’État d’Israël à Gaza. Néanmoins la part inconsciente, spectre de la culture décadente, est la fascination de la puissance et du « plus fort » ce qui a poussé à relativiser à l’extrême la réaction spontanée nécessaire à tout faire pour empêcher le tort atroce commis contre les faibles par cette punition collective : la cruauté pratiquée à grande échelle par l’État d’Israël, allié des pays occidentaux, délivre un message universel et démonstratif délivré aux populations de ce qui peut leur arriver éventuellement.

La guerre à Gaza est vite devenue une vitrine d’opérations militaires en milieu hostile dont ont pu se repaître tous les états majors militaires de la planète, et inversement, un test « grandeur nature » pour mesurer jusqu’où les populations périphériques, spectatrices devant leurs écrans, parviendraient à se résigner en en consommant la barbarie tout en restant passives.

L’état de guerre et le glissement mécanique vers un exécutif d’urgence conduit à l’apogée de la brutalisation des rapports sociaux… Au point de se demander si le pouvoir n’a pas besoin de l’état de guerre pour éliminer tout dissensus.

– IV –

Un fantôme dans la machine hante les acteurs économiques : ce gain de survaleur indispensable comment l’extraire de la concurrence sur le marché ? Quand la compétition économique devient plus intense entre les entreprises qui sont sur le même créneau ou entre celles-ci et leurs sous-traitants pressurisés, et a fortiori sur les salariés assujettis à une productivité maximale, cette tension diffuse dans toute la société. Malheur aux perdants !

La bonne décision au bon moment devient le préalable fantasmatique de la réussite. La figure du décideur génial prend corps qui sait trouver des solutions et pour ce faire ne s’embarrasse pas de détails ou de “stériles” arguties sur les causes et les effets (tant il est vrai que la technologie résoudrait tout !), positionnement anti-écologique par essence.

La pulsion d’efficacité broie scrupules et doutes méthodiques. L’autoritarisme devient désirable quand toute discussion démocratique est assimilée à une perte de temps. Comme les convulsions économiques paraissent sans fin, la surestimation du moment de la « décision » (Krisis en grec) pour définir une solution crée un vertige d’accélération partagé par tous les acteurs. La surenchère permanente disloque les repères mentaux et blinde les sensibilités. La méfiance à l’égard de la « nature humaine », devenue suspecte d’inadéquation au monde prodigieux des réussites technologiques, s’incarne dans le rejet de la figure des perdants et des dépossédés. La misanthropie de la pensée réactionnaire devient proportionnelle à la puissance sociale acquise et la classe dirigeante penserait volontiers que « tout ce qui rampe sur terre doit être gouverné par les coups », tant la plèbe lui devient un fardeau.

À la désorientation des populations ballotées d’une crise à l’autre, d’une information anxiogène à l’autre (empoisonnement chimique, dérive climatique), ce futur sans avenir ressuscite des mythes compensateurs du passé : nationalisme, virilisme dont des noyaux activistes décomplexés donnent le signal d’un renouveau offensif.

– V –

Faute d’une boussole dissidente en bas de la société, une vague a pris corps qui sanctifie la loi du plus fort, répudie toute hésitation, fait l’apologie de la volonté, culpabilise les pauvres de leur situation, idolâtre une communauté imaginaire au nom de quoi exclure, etc.

Le sadisme et la cruauté deviennent les expressions abouties de la non réciprocité, comme si le frottement social était devenue stérile à surmonter des disparités sensibles. Le mépris de l’autre devient la condition de la conservation de soi. Faute de pouvoir imaginer une sortie de cette domination cadenassée, les énergies se raidissent et se retournent vers les solutions les plus enviables, c’est-à-dire les plus valorisantes « du côté du manche », ou tout au moins en en reprenant la vantardise. Les dépossédés le sont aussi de ne pas pouvoir entrevoir quelque chose d’autre, et se retournent vers leurs maîtres ou de nouveaux apprentis-sorciers pour les diriger, car, n’est-ce pas, vaut mieux se fier aux plus malins (Trumpisme) !

Pour que cette déferlante prétende à l’hégémonie, il a fallu antérieurement que s’affaisse le point de vue révolutionnaire que la société peut consciemment s’auto-transformer. C’est qu’au profit du messianisme du progrès technologique providentiel, a été éludée la prise en compte des deux grandes béances de l’histoire humaine : le fait que les humbles s’en remettent à des pouvoirs dont ils deviennent les subordonnés ; et que l’échange entre les différentes activités humaines soit médié par la valeur abstraite de l’argent, moyen qui devient sa propre fin à travers le prêt à intérêt et la spéculation, jeu sur le prix.

S’il n’y a pas, certes, de solution toute faite, il y a des pistes sûres pour que les collectivités en lutte prennent confiance en elles-mêmes : se coordonner avec des délégués mandatés et révocables à tout moment ; refouler la compétition en étendant l’entraide ; rejeter la séduction des soi-disant facilités apportées par le déferlement technologique.

Tristan Vebens, dimanche 1er novembre 2025

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