« Nous ne nous arrêterons pas. Je me fiche de ce que pensent les juges. (…) » (Tom Homan, le responsable de la frontière et des expulsions dans l’administration Trump)
« Désolé, Elon : même l’expulsion des membres de gangs illégaux doit respecter l’Etat de droit. » (Éditorial, New York Post)
Ces propos rapportés dans Le Monde du 18 mars dernier résument parfaitement le point de bascule où en sont les Etats Unis alors qu’aux régimes autoritaires de longue date (Chine, Corée du Nord, Iran, Égypte…) s’ajoutent ceux qui ont glissé vers ce modèle dans le flux d’une vague autoritaire qui englobe désormais, parmi les acteurs internationaux de premier plan, l’Inde de Narendra Modi et la Turquie de Recep Tayyip Erdogan. L’Europe n’est pas épargnée par le flot. L’illibéralisme du Hongrois Orban inspire les extrêmes droites du continent. Les néofascistes sont au pouvoir en Italie.
D’autres sont sur une pente dangereuse y compris le nôtre.

En effet, même si la récente décision du tribunal administratif de Toulouse annulant l’autorisation environnementale de l’autoroute A69 a montré que la justice conserve son indépendance, et que force reste à la loi en France, des tentatives scandaleuses de passer outre se sont très vite manifestées, venant qui plus est de la part d’élus – de tous bords. …
« Contester le fait qu’un juge puisse remettre en cause une décision de l’administration, c’est remettre en cause les fondements même de l’État de droit et de notre démocratie. Que des politiques et des parlementaires s’aventurent sur ce terrain-là, c’est extrêmement choquant et inquiétant », souligne Sébastien Mabile, avocat au barreau de Paris, dans Reporterre le 12 mars.
La proposition de « loi de validation de l’autoroute » portée par le député Philippe Bonnecarrère (divers droite) est une tentative de modifier l’état du droit de même nature que celles qui suivent désormais systématiquement les faits divers instrumentalisés à longueur d’antenne sur les media bolloréens.
En revanche, la déclaration de Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur, qui estime que l’État de droit n’est “pas intangible, ni sacré”, est une attaque caractérisée contre un principe fondamental d’organisation de notre société qui garantit la démocratie ainsi que les droits et les libertés des citoyen·nes.
Le professeur de droit constitutionnel Dominique Rousseau souligne la gravité de l’époque : « Nous sommes dans un moment historique où il y a une tension entre deux formes d’Etat : l’Etat de droit, où être élu par le peuple ne suffit pas ; l’Etat brutal, comme on le voit avec Trump, où l’élection est censée donner tous les droits. »i

Quelques événements récents montrent à quel point cette tension est à l’œuvre en France également.
Ainsi des révélationsii sur le scandale des eaux en bouteille : depuis 2021, plusieurs gouvernements ont manœuvré pour sauvegarder les intérêts commerciaux de Nestlé (y compris les sources Perrier de Vergèze, dans le Gard) et préserver une appellation d’eau minérale qui n’a plus de naturelle que le nom.
Contre l’avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), les préfets ont été « autorisés » à valider un niveau de filtration contraire aux réglementations française et européenne, qui protège certes des contaminations bactériennes, mais pas des virus et qui surtout ne permet pas l’appellation d’eau minérale naturelle.
Comme le souligne un haut fonctionnaire qui a suivi le dossier :
« Cela pose un problème de démocratie car l’État a dévoyé la mission de ses propres services pour répondre aux exigences de Nestlé et sa balance commerciale. »
A l’inverse, des décisions de justice réaffirment la prééminence du droit sur les pressions politiques. C’est ce qui a permis à la « Marche nocturne féministe radicale » de se tenir le 7 mars dernier à Paris alors qu’elle avait été interdite par le préfet de police Laurent Nunez (France Info, 6 mars)
De la même façon un projet de mégascierie a été invalidé par le tribunal administratif en Corrèze, alors que les pouvoirs publics locaux avaient déjà exproprié les habitants des terrains convoités par l’entreprise pour son extension. (Médiapart, 10 mars 2025).
Une affaire beaucoup moins médiatisée que l’A69 qui s’est, elle, chargée d’enjeux politiques et même idéologiques puissants : l’état du droit et l’état de droit sont désormais des obstacles au maintien au pouvoir des dominants.
Pour Johann Chapoutot, spécialiste du nazisme, (Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ? Gallimard), « Dans un contexte de croissance baissière pour les pays anciennement industrialisés, il n’y a plus de moyens de satisfaire les exigences des rendements financiers délirants, alors on revient aux bonnes vieilles méthodes de prédation : on va donc, à l’extérieur, saisir des territoires et, à l’intérieur, détruire l’État social et l’État de droit afin de revenir à une domination sans partage du patronat. »
Pour Quinn Slobodian, (« Le Capitalisme de l’apocalypse ou le rêve d’un monde sans démocratie », Seuil), nous allons vers « un capitalisme pur, débarrassé de toute contrainte démocratique et dominant un État minimal devenu une entreprise comme les autres ».
Pour Arnaud Orain, (Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude, Flammarion), nous sommes désormais dans « un monde où les élites pensent que le gâteau ne peut pas grossir. Dès lors, la seule manière de préserver ou d’améliorer sa position, faute d’un système alternatif, devient la prédation ».
Pour Célia IZOARD, venue le 15 février dernier à Anduze pour présenter son livre (« La ruée minière au XXIème siècle », Seuil), « la mine et les métaux sont devenus le deus ex-machina de la décarbonation. Une industrie accusée depuis des décennies par les peuples autochtones de la planète de génocide et d’ethnocide se positionne aujourd’hui en leader climatique. Cette nouvelle fonction salvatrice justifie la mise en place de régimes d’exception destinés à accaparer des terres restées collectives »
Le débat qui a suivi son intervention a surtout exploré les capacités de lutte qui permettraient localement d’empêcher l’installation de mines en Cévennes. La question de l’état de droit comme condition de la lutte reste également essentielle.
Si, comme le soulignait Célia Izoard en introduction de son propos, nous avons pu penser ici que l’époque minière faisait partie du passé, c’est peut-être aussi parce que notre cadre institutionnel et juridique permet encore (même de façon imparfaite et malgré les attaques) à la volonté citoyenne de se faire entendre et respecter sans risquer sa vie.
C’est pourquoi il est si important de ne rien lâcher sur le principe essentiel de l’état de droit qui garantit contre l’arbitraire, borne la puissance de l’état (et c’est particulièrement important lorsque celui-ci est si évidemment au service des dominants), et permet d’expérimenter des formes de vie collective et autonome en dehors du marché et du capitalisme. [Maire Motto-Ros]
i https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/03/07/il-ne-faudrait-pas-decouvrir-la-valeur-de-l-etat-de-droit-une-fois-perdu-l-alerte-de-hauts-magistrats-francais_6576867_823448.html
ii https://www.mediapart.fr/journal/france/210125/scandale-des-eaux-en-bouteille-le-pouvoir-politique-au-service-de-nestle