(d’après « Accumuler du béton » de Nelo Magalhaes – La Fabrique)
Les désastres dus au béton n’ont fait qu’augmenter depuis que son usage s’est développé au 19ème siècle, avec Vicat (1818) et Lafarge (1865), désastres dus à l’accaparement des terres, à l’extractivisme du sable et du gravier, à la technologie, très gourmande en énergie.
Pour construire routes, aéroports, barrages, centrales nucléaires, il est nécessaire
> de déplacer des volumes de terre très importants, volumes qui n’ont cessé d’augmenter au fil des années
> pour les routes, de faire des tracés conformes à la vitesse et à la sécurité : virages relevés, longues lignes droites évitées, et ceci quelque soit le terrain.
Ces travaux se sont longtemps faits avec des terrassiers, de plus en plus nombreux jusqu’à la 1e guerre. Leurs conditions de travail étaient déplorables. Ils se sont organisés, ont soutenu la commune de Paris et lancé des grèves et rébellions massives fortement réprimées « ils portaient la pensée révolutionnaire » (G. Navel – Travaux).
Puis, les machines ont remplacé les terrassiers.
Les machines ne font pas grève, elles sont de plus en plus perfectionnées, de plus en plus lourdes, elles adaptent les reliefs, et génèrent un fort taux d’émissions de CO2.
Une fois les infrastructures tracées, il faut les stabiliser – pour résister aux charges importantes et aux variations atmosphériques – et leur donner de la résistance mécanique – encore plus de matériaux – et avec des liants hydrauliques et chimiques.
Ces techniques s’accompagnent de fondations, particulièrement profondes pour le bâti et surtout les gratte-ciels (5 à 10 % du poids total en béton).
Toutes ces techniques se rassemblent dans un sous champ scientifique « génie urbain » qui s’accompagne rapidement après du « génie rural », maître d’œuvre du remembrement et de l’amélioration des sols par l’agrochimie. Ce sont des « génies » qui, pour désencastrer la production d’espace, dégradent les sols depuis 200 ans, tant côté champ que côté bâti.
Pour la réalisation et la mise en œuvre des infrastructures, le groupe des ingénieurs Ponts et Chaussées joue un rôle primordial : omniprésents dans l’administration des routes, la gestion des aérodromes, grands ports maritimes, urbanisme et villes nouvelles, ils y portent leur idéologie : jamais n’est discuté le fait de réduire drastiquement le flux de matière ou de trafic, au contraire il faut tout adapter à leur croissance. Ainsi, les laboratoires des Ponts et Chaussées se multiplient (11 en 1982) avec un budget qui s’accroît chaque année dont des salaires de géologues et géotechniciens : en effet, une reconnaissance géologique et géotechnique constitue un facteur capital pour ces travaux de nouvelles infrastructures.
La matière extraite (sable, granulat) est omniprésente dans tous les pays, même si sa qualité diffère. Elle sert majoritairement aujourd’hui à maintenir les grandes infrastructures, avec une hausse importante entre 1998 et 2008 pour les besoins de la nouvelle économie, prétendument dématérialisée, des services et du numérique.
L’extraction en rivière est telle qu’elle a dépassé, en 1970, le seuil de reconstitution de 10 à 13 fois.
Ce travail est pris en main par les grandes entreprises Heidelberg et Vinci.
Cet extractivisme massif provoque des catastrophes, comme l’écroulement de ponts.
Les dégâts dans les rivières (niveaux d’eau en baisse, baisse des sédiments, berges érodées, augmentation des crues, perte de la biodiversité, dégradation de la reproduction des poissons) ont été dénoncés par les scientifiques dans les années 1970 et ont donné lieu à de fortes contestations locales dans les villages le long de la Garonne, de la Loire, du Drac.
L’État protège cet extractivisme car il en a besoin pour les projets qu’il soutient.
Comme on l’a vu plus haut, il faut stabiliser les infrastructures, mais celles-ci restent fragiles : on note des éboulements et des glissements de terrain, ainsi que des remblais qui se fissurent, se tassent, s’affaissent.
Et tout cela a un coût important, le travail de terrassement atteint 45 % du coût total pour une Ligne à grande vitesse.
La première accélération de développement des routes et infrastructures a eu lieu entre les 2 guerres, la deuxième après 1950 : il a fallu en effet rentabiliser le capital investi, on parle alors de « rationalisation des choix budgétaires » c’est à dire une augmentation des crédits routiers, exit le débat sur le besoin de vitesse et la circulation de poids lourds !
Malgré les dégâts dus à l’automobile (démolition des chemins, pollution, occupation de l’espace, accidents mortels, embouteillages) ….. l’automobile personnelle s’impose grâce à un intense travail idéologique. Et, par conséquence, s’ensuivent des propos antirail : après les milliers de km de lignes clos en 1938-1939, ce sont 10 000 km de lignes voyageurs et 5 000 km de lignes marchandises qui sont fermées en 1969. Précisons que la CGT argumente que l’automobile est un réel besoin objectif pour les travailleurs, la motorisation individuelle devient un réel besoin social.
André Gorz1 décrit parfaitement le fait que l’automobile est la marchandise structurante du capitalisme, car elle permet production et consommation de masse.
Construire des infrastructures laisse des traces, il faut effacer les centaines de millions de m³ déplacés en réaménageant l’espace pour le valoriser, ce qui nécessite encore de puissantes machines et encore plus d’investissement : par exemple, à la centrale nucléaire de Paluel les 8 millions m³ de déblais sont transformés en collines artificielles par un architecte paysagiste.
À partir de 1970, le fret routier s’impose face à la forte hausse du commerce international dû aux accords de libre-échange. Le flux de ce commerce extérieur impose également le développement industrialo-portuaire avec des installations industrielles diverses : pétrole, chimie, sidérurgie, transformation agricole et de nouveaux équipements : raffineries, hauts-fourneaux, aciéries, silos, terminaux gaziers et des infrastructures pour les desservir : autoroutes, canaux, écluses, oléoducs, gazoducs, gares de triage …. Fos sur Mer en est la plus criante illustration : 7 500 ha aménagés, 118 millions m³ dragués en 10 ans de travaux…. La hausse du trafic maritime triple entre 1964 et 1979 dans les ports de Dunkerque, Le Havre et Fos (331 millions de tonnes de fret en 1979).
C’est un véritable basculement macroéconomique qui relance le programme autoroutier. La construction européenne et la globalisation néo-libérale contribuent, avec les multinationales à leurs côtés, à façonner l’espace marchand mondial : on y retrouve Lafarge, Vinci, Bouygues, Eiffage pour le BTP, Areva ou Total pour les mines et le pétrole, Bolloré Africa logistics ou la CGA CGM pour la circulation marchande.
Le commerce international entraîne des dégâts écologiques et sanitaires de grande ampleur : en 2016, le transport de ses marchandises produisait déjà l’équivalent de 17 à 30 % de perte de biodiversité, 13 % des eaux polluées, 20 à 30 % des émissions de CO2 , 21 à 37 % des utilisations de terre, 22 % de morts prématurées dues aux particules fines, 29 à 35 % d’énergie utilisée, 70 % d’exploitation du charbon.
La construction d’infrastructures, nécessite celle d’entrepôts pour y déposer les marchandises : 4 286 entrepôts de plus de 5 000 m² chacun sur un espace totalisant 83 millions de m².
De nouvelles infrastructures continuent de se construire, il faut bien rentabiliser les machines de plus en plus perfectionnées qu’il faut acheter et entretenir : le fonctionnement du matériel revient à 50 % des dépenses et 25 % pour l’amortissement des prêts, l’emprise du capital est réelle, une baisse de volume d’activité peut être fatale pour l’entreprise, c’est une boucle sans fin. Trafic en hausse, poids lourds de plus en plus lourds, le réseau se dégrade, il faut le remettre en état, et donc avoir des crédits supplémentaires : des spécialistes annoncent que 62 % des chaussées seraient fortement dégradées en 2037 et qu’un tiers des 12 000 ponts autoroutiers seraient menacés d’effondrement… La maintenance des infrastructures est un choix politique, celui de Sisyphe !
La gestion des infrastructures, en tant qu’outil financier, sert la compétitivité du pays et attire ainsi les investisseurs : les politiques de la route deviennent des stratégies financières.
Lutter contre ces grandes infrastructures nécessite d’organiser son espace autrement, avec peu de déplacements et ceux-ci beaucoup plus courts. Une proposition radicale, celle de Diego Landivar2 : l’écologie du démantèlement ainsi que l’ont fait et le font les Gilets jaunes et les Soulèvements de la terre : ces mouvements convergent, avec la lutte des classes, sur un point fondamental : se réapproprier ses conditions matérielles de vie au travers de l’espace physique.
[Jacqueline]
1 http://pombo.free.fr/gorz1964f.pdf – En 1973, A Gorz écrivait « L’idéologie sociale de la bagnole » : Le vice profond des bagnoles, c’est qu’elles sont comme les châteaux ou les villa sur la Côte : des biens de luxe inventés pour le plaisir exclusif d’une minorité de très riches et que rien, dans leur conception et leur nature, ne destinait au peuple……
2 Diego Landivar est un économiste et anthropologue franco-bolivien. Ses recherches portent sur les reconfigurations anthropologiques induites par le changement climatique et les effondrements écologiques. Il a publié, en collaboration avec E. Bonnet et A. Monnin « Héritage et Fermeture. Une écologie du démantélement » (Ed. Divergences).