Le RN, un parti « comme les autres » ???

Les récentes campagnes électorales des européennes et des législatives anticipées ont vu battre leur plein de « dédiabolisation » du Rassemblement National. Jamais les membres du parti n’ont été si présents dans les médias, et jamais leur score n’a été si haut dans les scrutins. Certains commentateurs n’hésitent plus à affirmer que celui-ci ne serait pas un parti d’extrême-droite, et leur légitimation en tant que force politique respectable semblerait presque acquise. Les électeurs du RN quant à eux, – les « fâchés pas fachos », exprimeraient par leur vote un mécontentement social plutôt qu’une adhésion réelle aux idées racistes et xénophobes du parti. En un mot, le racisme deviendrait ainsi une opinion « comme les autres »…

Si le processus de normalisation entamé par l’ex-Front National débute à la fin des années 1980, ce n’est qu’à la nomination de Marine Le Pen à la tête du parti en 2011 que des distances avec l’image encombrante du fascisme historique qui lui est associée depuis ses origines commencent vraiment à être prises. Il est en effet nécessaire de rappeler que le parti fut créé en 1972 par d’anciens combattants des Waffen-SS, des terroristes de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) et des sympathisants néonazis et négationnistes. Pour Marine Le Pen, il s’agit alors de rendre le parti plus « présentable » aux yeux des électeurs et d’accéder au pouvoir par les urnes en élargissant sa base électorale.

La stratégie est simple, Louis Aliot, alors vice-président du RN et député européen en 2013, la détaille sans détour : « La dédiabolisation ne porte que sur l’antisémitisme. En distribuant des tracts dans la rue, le seul plafond de verre que je voyais, ce n’était pas l’immigration, ni l’islam… D’autres sont pires que nous sur ces sujets-là. C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela… À partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste (…) »1. Quelques années plus tard, la manœuvre s’est avérée payante : en novembre 2023, Marine Le Pen défile auprès des autres partis politiques lors de la manifestation contre l’antisémitisme appelée par les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, Yaël Braun-Pivet et Gérard Larcher. Et c’est dorénavant l’extrême gauche qui se retrouve conspuée du « verrou idéologique » de l’antisémitisme ; droite, extrême-droite et médias dominants y trouvant là un excellent moyen de décrédibiliser leurs adversaires. Le groupe de la France Insoumise en a d’ailleurs particulièrement payé les frais depuis le 7 octobre dernier dans une campagne calomnieuse menée contre elle.

Ainsi, le Rassemblement National ne serait plus le Front National antisémite et fasciste d’antan et ne constituerait plus une menace pour les valeurs démocratiques. Les déclarations sulfureuses du type de celles de Jean-Marie Le Pen comparant le génocide juif à un « détail de l’histoire » de la seconde Guerre mondiale, ou encore les saluts nazis et autres croix gammées arborées par des militants au crâne rasé d’ultra-droite ont été proscrit. Bien formés à la communication, les cadres du parti tentent d’éviter tout dérapage et soignent leur image. Dans une brochure de formation interne intitulée « L’image du Front National » parue au début des années 90, on peut y lire très explicitement : « Pour séduire il faut d’abord éviter de faire peur et de créer un sentiment de répulsion. Or, dans notre société soft et craintive, les propos excessifs inquiètent et provoquent la méfiance ou le rejet d’une large partie de la population. Il est donc essentiel lorsqu’on s’exprime en public d’éviter les propos outranciers et vulgaires. On peut affirmer la même chose avec autant de vigueur dans un langage posé et accepté par le grand public. De façon certes caricaturale, au lieu de dire : « Les bougnoules à la mer », disons : « Il faut organiser chez eux le retour des immigrés du tiers-monde »2. Les consignes sont glaçantes…

Pourtant, malgré toutes les précautions prises, régulièrement les déclarations embarrassantes de certains membres du parti sont épinglées dans la presse et craquellent le vernis communicationnel. Mais là encore, il reste possible de rattraper les sorties de route, comme a tenté de le faire Jordan Bardella durant les quinze jours de campagne législative anticipée en désavouant « quelques brebis galeuses » (bien que le nombre de brebis ne soit en réalité plus proche de celui du troupeau car dépassant la centaine de têtes… – comme l’a recensé le journal Streetpress3). Difficile de croire ainsi en un réel changement de fond de l’idéologie du parti. Il suffit d’ailleurs de se pencher sur les tracts ou programmes de campagne pour constater que le principal ressort du RN repose sur le rejet de l’immigration, et qu’à partir de celui-ci, se déclinent tous les maux censés y afférer : insécurité, islam, terrorisme, chômage… La « préférence nationale » et le rejet des étrangers constituent la colonne vertébrale du FN-RN depuis ses débuts.

Il est pourtant souvent entendu que le RN aurait opéré ces dernières années un basculement vers un programme socio-économique censé répondre aux attentes de la large tranche de son électorat – la petite classe moyenne composée d’ouvriers, employés et petits artisans, pour la plupart peu ou pas formés, et vivant dans les espaces péri-urbains ou ruraux. Les questions du pouvoir d’achat, de l’accès aux services publics, du maintien des écoles en milieu rural où des transports, seraient devenues les motivations principales incitant les classes populaires à voter pour le parti. Cette façade « sociale » est cependant problématique pour plusieurs raisons. Déjà, le programme économique du RN n’est en réalité que la continuité des politiques libérales menées depuis des décennies et ne répond en rien à ces préoccupations pourtant légitimes. De plus, elle place à l’arrière plan les aspects identitaires du parti et contribue là encore à rendre son image plus « acceptable ». Mais aussi, elle empêche d’analyser correctement les différentes dynamiques de vote en les priorisant les unes par rapport aux autres. En effet, comme l’a très précisément montré le sociologue Félicien Faury ayant enquêté auprès d’électeurs du RN durant plusieurs années4 : « A propos du vote d’extrême droite et de ses évolutions, beaucoup de débats ont pris la forme de ce qu’il faut bien appeler un faux problème, en mettant en opposition, d’un côté, les motivations électorales dîtes « économiques » et « sociales » (la peur du chômage, inquiétude face à la baisse du niveau de vie), de l’autre, des raisons désignées comme « culturelles » ou « identitaires » (le refus de l’immigration, le rejet de l’Islam).

Les raisons qui amènent à ce vote sont très fortement imbriquées les unes aux autres, et aux questions sociales s’articule une causalité identitaire et raciste. La peur du chômage peut être attribuée aux travailleurs immigrés venant « voler » le travail des « français », la détérioration des services publics liée à l’accaparement des aides sociales par les familles « étrangères », la dégradation de l’offre scolaire et la mauvaise réputation de certaines écoles publiques dues à une difficile cohabitation avec des minorités racialisées ne partageant pas la même culture ou la même religion, etc. Le vote RN ne peut alors se concevoir uniquement en un rejet des politiques menées par les autres formations politiques (le « vote sanction » ou vote « dégagiste »), ni se contenter de répondre à la formule simpliste du « on n’a pas encore essayer ». Les motivations du vote chez les électeurs du RN demeurent très fortement liées aux affects racistes comme en atteste la quasi-totalité des études sur le sujet. Une enquête de la CNCDH5 de 2015 montre que parmi les personnes déclarant une affinité partisane avec le RN, 82 % s’auto-identifiaient comme « plutôt raciste » ou « un peu raciste », ce qui constitue un niveau exceptionnellement élevé par rapport aux citoyens proches d’autres partis politiques. Une enquête d’opinion réalisée en 2022 indique que 92 % des électeurs RN déclarent penser que « la plupart des immigrés ne partagent pas les valeurs de notre pays et que cela pose des problèmes de cohabitation. »6

Pour autant, Félicien Faury rappelle le caractère multiforme et transversal du racisme : « Le racisme ne se résume pas à une seule forme fixe, monolithique et facilement identifiable. […] Il n’est pas l’apanage d’un groupe social particulier et peut dès lors se manifester sous différentes modalités, variables selon les profils sociaux et les positions de pouvoir occupées par les individus qui s’en font les relais. » En d’autres termes, le racisme traverse toutes les couches de la société et n’est pas seulement présent à l’extrême-droite, même s’il y apparaît sûrement sous sa forme la plus grossière. Le racisme doit s’appréhender dans sa dimension structurelle, c’est à dire à travers les rapports sociaux inégalitaires qui cimentent notre société. Il faut ainsi comprendre le racisme comme une construction politique dont le capitalisme a besoin afin de diviser les classes sociales et de maintenir son hégémonie. Dans son prolongement logique, les idées d’extrême-droite viennent s’appuyer sur la résignation et l’impossibilité supposées de sortir du système néolibéral et proposent comme unique échappatoire la construction d’un groupe rendu responsable de tous les problèmes. La dangerosité de l’extrême-droite tient donc au fait qu’elle détourne vers le bas des problèmes qui pourtant viennent d’en haut.

La normalisation des idées véhiculées par le RN en particulier, mais de manière plus générale l’acceptation de l’altérisation de la société (le rejet de l’autre), ne doivent que renforcer la nécessité à lutter contre le racisme et les inégalités de classes conjointement. Contrer la politisation de l’affect raciste mobilisé par le vote RN constitue dès lors l’une des étapes nécessaire pour se débarrasser de ce fléau.

[Fred]

1 Valérie Igounet, « Le Front national de 1972 à nos jours », Seuil – 2014, citée par Nonna Mayer dans « Le Mythe de dédiabolisation du FN » – La vie des idées – déc. 2015

2 Valérie Igounet, citée par Ugo Paletha lors du colloque « Extrême droite : le dessous des cartes. Comment la vaincre. » – Institut La Boetie – oct. 2023

3 « Propos racistes, homophobes, complotistes… La liste des 109 candidats RN épinglés », Streetpress – juil. 2024

4 Félicien Faury, « Des électeurs ordinaires, Enquête sur la normalisation de l’extrême droite », Seuil – mai 2024

5 Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme – Rapport 2015 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie

6 Luc Rouban, « La vraie victoire du RN », Presses de Sciences Po – No. 2022, cité par Félicien Faury

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