Article paru dans l’Épisode cévenol numéro 18.
Certaines croyances sont parfois bien ancrées dans les mémoires. C’est le cas de celles s’appuyant sur la notion de « lutte pour la vie » et affirmant que l’humanité, livrée à elle-même, sans ordre social coercitif pour la contrôler, serait condamnée à disparaître car victime d’une guerre de tous contre tous, aboutissant à l’anéantissement des moins aptes. Défendues farouchement par Hobbes et d’autres adeptes du darwinisme social aux siècles derniers, ces théories pourtant amplement contestables trouvent un écho certain à travers la gestion de la crise sanitaire que nous connaissons actuellement et reflètent une vision de la société des plus pessimiste.
Dès le début de la lutte contre la pandémie, c’est bel et bien un autoritarisme effréné qui caractérise les mesures mises en place au sommet de l’État. De l’utilisation d’un langage martial à l’application de lois d’exception, de la surveillance des faits et gestes de chacun au matraquage policier punissant tout contrevenant, ce n’est pas au virus que la guerre a été livrée, mais bien à la population… À cela se rajoute un processus pleinement anti-démocratique promulgué par l’état d’urgence sanitaire légitimant des prises de décisions unilatérales sans concertation. La capacité de la société à se prendre en charge et à apporter des solutions à la crise est donc constamment niée au profit d’une politique tant déresponsabilisante que répressive.
Ainsi, il n’est pas surprenant que cette déferlante de mesures souvent confuses, inefficaces, contradictoires et privatrices de liberté entraînent une lassitude et une incompréhension grandissante, laissant parfois la place à un scepticisme pouvant aller jusqu’à des positionnements éthiques difficilement justifiables. Un renversement des causalités peut dans ces conditions insidieusement s’opérer, et les catégories de personnes dites à risques peuvent se voir endosser la responsabilité de la situation car se serait pour protéger ces dernières que la privation de libertés de chacun aurait lieu. Du laïus signifiant qu’« il faut bien mourir un jour » aux propositions de placer en confinement « les personnes âgées », c’est donc bien la part de la population la plus vulnérable qui serait mise au ban de la société au profit de celle qui s’estimerait en droit de jouir pleinement d’une vie sans entrave.
Deux visions faussement opposées semblent alors se faire face dans une dualité stérile. D’un côté, celle d’une société devant être menée à la baguette pour assurer le maintien d’intérêts plus économiques que sanitaires, de l’autre, une opposition aux mesures restrictives prônant le laisser faire pour défendre des libertés plus individualistes que collectives. Ces deux positions, si elles ne doivent évidement pas occulter l’ensemble des positionnements plus nuancés sur le sujet, sont pourtant révélatrices d’un état d’esprit commun se rejoignant dans une acceptation très libérale du vivre ensemble. Et si celle-ci, dans sa parfaite adéquation avec un système basé sur l’exploitation des plus faibles, n’étonnera que peu de monde venant de la bouche d’un dirigeant politique, elle mériterait pourtant de plus amples éclaircissements intellectuels venant de la part de certains défenseurs auto-proclamés des libertés…
Un an après le début de la crise sanitaire, il importe de sortir de l’impasse du « vivre avec » dans laquelle les politiques actuelles semblent se conforter et où se profile un avenir peu engageant comprenant à la fois restrictions et épidémie. Une sortie de crise par le haut ne se fera ni sans une sérieuse remise en cause du capitalisme autoritaire, ni sans la prise en compte de l’intégrité de tous. D’autres crises auront vraisemblablement lieu dans un avenir proche, et au-delà des considérations conjoncturelles du moment, c’est bien un modèle de société égalitaire qui est à définir. Pour contrer les pernicieuses idées ayant servi de caution idéologique au libéralisme à son époque, Kropotkine défendait le principe que ce n’est pas la compétition mais l’entraide qui constitue la norme de l’organisation sociale et que par conséquent les réseaux de collaboration et de coopération avantageux pour tous ont été une caractéristique constante des sociétés humaines. Espérons que la résonance portée encore aujourd’hui par ses études dans de nombreuses luttes trouve enfin le retentissement nécessaire.
[Grenouille]